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étaient à bout de force, et je ne valais guère mieux. J’appelle : personne ne répond. Nous entrons cependant : dans la salle à manger, le couvert était encore mis ; dans les chambres à coucher, les lits n’étaient pas défaits. On avait dû partir la veille au moment du dîner, précipitamment et sans rien ranger. Nous étendons un matelas par terre dans le salon ; nous y couchons le capitaine. Il était à peine là, qu’une vingtaine de blessés, conduits par un paysan et précédés par un docteur, arrivaient sur des cacolets. Les malheureux avaient fait comme nous : ils erraient depuis près d’une heure à la recherche de l’invisible ambulance, lorsqu’ils avaient trouvé caché dans un fourré l’homme qui leur servait de guide. En un clin d’œil, la maison est transformée en une infirmerie. Nous fermons soigneusement tous les volets, car la fusillade se rapprochait singulièrement depuis un moment, et les obus, qui nous avaient laissé quelque répit pendant la seconde moitié de notre marche à travers les bois, recommençaient à les fouiller de plus belle. Pour plus de sûreté, nous allons chercher dans la cour une grande perche, sur laquelle nous improvisons, à l’aide d’une ceinture rouge et d’un drap de lit coupé en quatre, un drapeau d’ambulance. Après quoi, nous montons sur le toit, où nous attachons solidement notre perche. J’avais comme un pressentiment. À Reischofen, l’ambulance avait brûlé sous nos yeux, et j’avais encore dans les oreilles les cris de nos pauvres blessés ; mais à Reischofen nous battions en retraite, et c’est en tirant sur nous qu’on avait mis le feu aux maisons que la croix rouge aurait dû faire respecter : on s’était peut-être trompé. Ici, l’erreur n’était pas possible. Du côté de Sedan, la maison était masquée par de grands arbres ; mais du côté d’Illy on pouvait la voir, on la voyait à plus de trois kilomètres. Des combles, où j’étais demeuré un instant pour m’orienter, on apercevait très-distinctement les canons ; je n’accuse pas, je raconte. Quoi qu’il en soit, comme je me préparais à descendre pour rejoindre mon régiment, deux obus arrivent coup sur coup, l’un qui emporte la moitié du toit et me renverse au milieu des décombres, l’autre qui traverse la muraille et vient éclater, en le comblant de débris, dans l’escalier qui m’avait conduit au grenier : j’avais la retraite coupée, et le feu était à la maison. Un instant, j’errai dans la gouttière, cherchant un tuyau où m’accrocher ; je fis ainsi le tour du toit sans rien trouver. Cependant la flamme commençait à me gagner : j’eus peur, et je sautai sur le cadavre d’un artilleur qu’on venait de porter dans la cour, et qui était sans doute mort avant qu’on pût le panser. Vous dire l’impression d’horreur que j’éprouvai en sentant mes deux talons s’enfoncer dans cette chair d’homme avec un bruit sourd, je ne le pourrais ; mais dussé-je vivre