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direction, sans ordre, sans espoir, ces 100,000 hommes répandus dans la ville et dans les fossés, pêle-mêle avec les chevaux, l’artillerie, les bagages, les morts et les blessés.

Cernés de tous côtés, démoralisés par la plus épouvantable canonnade qu’armée ait jamais subie, abandonnés à eux-mêmes, sans instructions pour marcher en avant, ni pour battre en retraite, ne sentant nulle part l’impulsion du commandant, en chef, enfin et surtout énervés par une immobilité de huit heures, il était venu un moment où les différens corps s’étaient repliés les uns après les autres dans la direction de lia ville. Qu’allait-on y faire ? Personne n’en savait rien. Il ya dans les foules de ces courans auxquels on obéit machinalement, et qui deviennent d’autant plus irrésistibles, qu’on sait moins ce qui les a déterminés. Dans une armée démoralisée comme l’était celle-là, il suffit que quelques hommes se sauvent en criant : nous sommes trahis, pour que tout le monde suive. La retraite se change en désordre, le désordre en panique, et tout est perdu.

Le 1er tirailleurs eut du moins, comme à Wœrth, l’honneur de rester un des derniers sur ce champ de carnage, et d’y montrer jusqu’au dernier moment ces fortes vertus sans lesquelles il n’y a pas d’armée solide : l’amour de la discipline et le respect des supérieurs. Dès midi, le général Gandil disait dans un groupe d’officiers qui l’interrogeaient : « Messieurs, faisons acte de présence. » Ce mot résume à lui seul et dans son admirable simplicité toute cette journée. On n’agit pas, on resta ; on ne se battit pas, on se laissa tuer. C’est un courage qui en vaut bien un autre, et qui, pour être moins brillant, n’en est peut-être que plus rare. Ce courage, le 1er tirailleurs l’eut au suprême degré ; ces mahométans puisent dans l’énergie du sentiment religieux ce mépris de la mort qui rend inaccessibles à la peur des âmes que l’idée abstraite de patrie laisserait indifférentes.

Ce fut le lendemain seulement dans la matinée que les chefs de corps furent avisés de la capitulation. A midi, la marche des turcos retentit dans la ville et réunit autour du lieutenant-colonel Sermensan les débris du régiment. Les hommes se rangèrent en demi-cercle, les officiers entourant leur chef ; au milieu, un bûcher. Sur un signe du colonel, un soldat y mit le feu. Alors il se fit un silence interrompu seulement par le craquement du bois mort. Quand la flamme eut commencé à s’élever, le colonel prit des mains d’un officier le drapeau, l’embrassa comme il eût fait une relique, puis, d’un pas mal assuré marchant vers le bûcher, il l’y laissa tomber. Et ce fut tout.

Mayence, où nous fûmes d’abord envoyés, est de toutes les villes du Rhin, après Francfort, celle qui est restée le plus rebelle à la