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des clubs d’insensés où le Paris bourgeois et frondeur s’était obstiné pendant plus de deux années à ne voir que d’amusantes excentricités ou des bouffonneries lugubres.

On se demande comment a pu réussir un seul jour cette orgie sanglante, ce mardi gras révolutionnaire, selon le mot prophétique de Proudhon. Est-ce par les fautes du gouvernement et de l’assemblée ? Mais cette assemblée, issue du suffrage le plus libre qui fût jamais, ce gouvernement, issu de l’acclamation spontanée du pays et personnifié dans un nom illustre, n’avaient pas eu le temps de commettre des fautes ; à peine avaient-ils eu le temps de naître, et déjà ils étaient condamnés à mort. Est-ce la clarté, la nouveauté de son programme qui fit le succès momentané de l’émeute ? Mais ce programme, je défie qu’on le définisse. Cherchons ailleurs les causes qui nous expliquent ce prodigieux et scandaleux triomphe. Sans tenir compte de celles que nous avons déjà indiquées, l’illusion des exaltés qui croyaient la république en péril et l’illusion moins désintéressée de ceux qui voulaient à tout prix garder leur solde, une cause très apparente du succès de l’émeute est une certaine démoralisation de la population parisienne, qui a vu passer devant elle tant de révolutions, qu’elle ne sait plus distinguer à première vue les unes des autres, attendant l’issue pour les caractériser, appelant émeute une insurrection qui avorte et révolution une insurrection qui réussit. De là une indécision fatale, une indifférence, non sans curiosité, qui ne s’émeut pas trop, et qui laisse faire, quand un événement de ce genre commence. S’il ne s’agissait pas d’une population si intelligente, si vaillante, et qui a donné pendant le siège de si beaux exemples de ce qu’elle peut oser et souffrir, on serait tenté de donner à cette indifférence des noms bien sévères. On aurait tort assurément ; mais ce qui est vrai, tristement vrai, c’est que les révolutions sont devenues pour elle quelque chose comme un jeu, une autre forme de l’émotion que lui donne son plaisir favori, le théâtre. Elle est au spectacle,… oui, au spectacle de son avilissement et de sa misère, si elle n’y prend garde.

Enfin que l’on considère le caractère cosmopolite de Paris, on cessera de s’étonner du succès momentané d’une insurrection qui, malgré ses prétentions, est moins municipale qu’européenne par ses élémens et sa vraie portée. Paris n’est plus lui-même ; il a été dépossédé, aliéné par son immensité même. Les populations flottantes l’ont envahi et comme submergé. Sans parler des immigrations colossales d’ouvriers attirés de tous les points de l’Europe par le développement insensé des travaux, il offre aux aventuriers et aux conspirateurs de tous les pays une incroyable facilité de s’y cacher et d’y vivre. Au Paris véritable, industriel, commercial, labo-