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allemande, elle voit d’abord à peine ce qui se produit en elle, et, comme ensuite elle ne connaît pas d’obstacle, on s’étonne qu’elle ait si bien su dissimuler ; elle ne dissimulait pas, elle était soumise à une passion dont le progrès était caché et difficile. La spontanéité est contraire à de pareilles natures ; elles voient la difficulté de choisir, nous en voyons la nécessité. C’est le secret de ce fait très caractéristique de l’Allemagne, que la théorie y précède toujours de si loin tout essai d’action. Quand l’Allemagne se décide, elle a vingt fois senti ses forces prêtes : le jour où les Allemands du nord ont entrepris la réforme, elle était déjà faite ; ils n’ont eu alors ni pensée de retour, ni incertitude, ni compromis. Leur esprit ressemble à une pierre immense qu’on ne saurait ébranler sans peine ; quand une fois on l’a retournée, elle reste immobile pour longtemps dans son nouvel état. Il en sera de même pour la révolution sociale de l’Allemagne future ; elle se fera comme s’est faite la réforme.

Nous est-il difficile de comprendre pourquoi l’Allemagne est le pays des antithèses morales ? Nous voyons de nos jours en ce pays la science la plus avancée de l’Europe professée par des hommes qui se font sans scrupule les apologistes d’une monarchie féodale ; l’université d’Allemagne, à tant d’égards la première du monde, fournit à l’empire militaire tous les Thaddée de Suessa qui peuvent le servir, et cependant qui sait mieux qu’elle la loi du progrès social, l’importance du droit et de la justice dans l’histoire ? Que de fois n’a-t-elle pas dans son enseignement tracé le plan de la politique idéale que nul ne réalisera, mais que nul ne doit se lasser de poursuivre ! L’Allemagne, qui a porté dans la dernière guerre un code militaire sanglant, n’est-elle pas par bien des côtés un pays de haute charité ? Elle n’a pas hésité pourtant à descendre dans la cruauté jusqu’à ces excès qui semblaient à jamais disparus de l’histoire. Et ici ce ne sont pas les politiques seulement qu’il faut considérer ; la nation a été solidaire de ses chefs. Les esprits cultivés et instruits ont rivalisé avec la foule ; la société polie a donné le ton aux classes populaires. Il faut avoir entendu les blondes Allemandes justifier avec passion tous les actes, quels qu’ils fussent, de l’armée confédérée, il faut avoir lu leurs lettres, si cruellement naïves, pour comprendre comment la grâce et la bonté peuvent s’associer dans ces cœurs à une férocité sans merci.

Nous avons vu des Allemands qui étaient venus demander du pain à nos administrations oublier ce qu’ils devaient à leurs bienfaiteurs, et mettre au service de l’armée d’invasion toutes les ressources que leur donnait la connaissance spéciale d’un pays ou d’un service public. Dans une ville importante, l’inspecteur de la voie ferrée avant la guerre était Prussien. Il partit en juillet. Lorsqu’il revint en septembre, et qu’il fallut rétablir la ligne, il trouva tout simple