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tendre de délégués, n’autorisent pas, sans une transformation radicale, à confier aux prud’hommes ce rôle beaucoup plus vaste de tribunaux d’arbitrage appelés à résoudre les questions si délicates et si complexes d’où naissent les conflits généraux des ouvriers et des patrons. Les prud’hommes seraient complètement détournés du but spécial et important pour lequel la loi les a créés, et c’est là une extrémité devant laquelle on doit reculer.

En rendant obligatoire la comparution des parties devant le conseil de conciliation, le projet de la commission venait se heurter à une objection encore plus grave : cette comparution, dans les conditions qu’on vient d’indiquer, sera vaine, si la loi ne rend pas également obligatoire la sentence arbitrale. Il suffirait que l’une des parties, peu disposée à transiger, ou mécontente de comparaître devant une commission qui ne serait pas de son goût, émît des prétentions notoirement exagérées : toute conciliation serait impossible, et la loi serait éludée sans peine ; mais d’un autre côté donner force de loi à la sentence d’arbitrage, c’était se mettre en contradiction avec le principe même de la liberté des coalitions qu’on voulait établir : les débats entre patrons et ouvriers seraient soumis au jugement d’une sorte de tribunal des salaires, et c’est ce que le législateur voulait éviter à tout prix.

Le projet de la commission ne résista point à ces objections. Il fut repoussé par les délégués du conseil d’état, et ne fut même pas proposé à la discussion du corps législatif. Si les auteurs de ce projet avaient pu connaître le succès des conseils de Nottingham et de Wolverhampton, il est probable qu’ils eussent compris autrement l’organisation de nos conseils d’arbitrage. Ils se seraient d’abord conformés à cette conclusion de l’un des rapports de la commission anglaise, qu’il « n’est en rien profitable à ces conseils de s’appuyer sur une obligation légale. » La loi eût été laissée de côté, et toute sanction pénale eût été écartée. L’exemple de l’Angleterre le prouve : seules, l’opinion publique et la bonne volonté des parties intéressées peuvent produire des résultats efficaces dans la voie où les louables intentions de la commission voulaient pousser nos industriels. L’unique tâche du législateur est de faciliter par la liberté les manifestations de l’opinion et les efforts du bon vouloir : or ces deux agens du progrès n’exercent une puissance réelle que par l’union et l’association. Sans les ligues des patrons, sans l’appui des trades-unions d’ouvriers, ni M. Mundella, ni M. Kettle, n’auraient pu donner corps à leurs systèmes de conciliation. Cherchons à nous servir des forces sur lesquelles se sont appuyés les Anglais ; mais d’abord voyons si elles existent dans notre pays, et comment on pourrait les produire ou les développer.