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que son culte ne fut guère accepté que dans l’Orient ; mais Néron fit une déesse de sa femme Poppée, après l’avoir tuée d’un coup de pied, et Domitien de sa nièce Julia, qui était en même temps sa maîtresse. Il faut avouer qu’il y avait de quoi compromettre à jamais l’apothéose ; elle résista pourtant à ces scandales. Loin de s’affaiblir, comme on pouvait le craindre, elle prit plus d’autorité en vieillissant, et elle n’a jamais été plus florissante qu’au IIe siècle. Les Antonins lui rendirent quelque crédit. Elle eut la chance alors de s’égarer moins souvent sur des princes indignes. En décrétant le ciel à Nerva, à Trajan et à leurs successeurs, le sénat était sur de ne pas se mettre en désaccord avec l’opinion publique ; il ne faisait que devancer ses jugemens. Aucun dieu n’a jamais été plus fêté que Marc-Aurèle. « Non-seulement, dit son historien, les gens de tout âge, de tout sexe, de toute condition lui rendirent les honneurs divins, mais on regarda comme un impie celui qui n’aurait pas quelque image de lui dans sa maison. De nos jours encore (sous Constantin, deux siècles après la mort de Marc-Aurèle) beaucoup de familles conservent ses statues parmi leurs dieux pénates, et il ne manque pas de gens qui prétendent qu’il leur apparaît en songe pour leur donner de bons avis et des oracles certains. »

Nous avons aujourd’hui quelque peine à croire à la sincérité de tous ces hommages ; c’est tout au plus si nous sommes disposés à l’admettre chez les pauvres gens, que l’ignorance rend aisément crédules, — chez ces soldats que la discipline habituait au respect de leur chef, et qui adoraient déjà ses images gravées sur leurs enseignes, — chez tous ceux enfin qui, ne voyant l’empereur que de loin, ne le connaissaient que par sa puissance. Le zèle de tous ces adorateurs obscurs ne peut guère être mis en doute. Ils nous en ont laissé la preuve dans une foule de monumens modestes, de cippes, d’autels grossiers, qui portent, en un latin souvent barbare, des marques authentiques de leur dévotion ; mais il nous semble que les gens éclairés devaient être beaucoup plus sceptiques. Dans les salons de Rome, où l’on était si clairvoyant et si frondeur, où l’on se piquait de n’être pas dupe, de savoir le secret des affaires et de démêler les motifs cachés des actions, on connaissait trop bien les faiblesses des meilleurs princes pour ne pas accueillir leur apothéose avec un sourire. Il nous est bien difficile de nous figurer ces gens d’esprit, dont la naïveté n’était pas le défaut, ces lettrés, ces philosophes, ces sénateurs, décernant le ciel à l’empereur qui vient de mourir, et l’on se demande comment ils pouvaient tenir leur sérieux quand ils allaient solennellement adorer ce dieu qu’ils venaient de faire. Peut-être après tout étaient-ils moins embarrassés que nous ne le pensons. N’oublions pas que l’homme a d’ordinaire beau-