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portait du reste? Le vol des obus qui ricochaient sur les pavés ou égratignaient au passage la façade des maisons nous laissait indifférens. Des officiers, des aides-de-camp montaient et descendaient la rue. L’un d’eux se dirigea vers le rempart, et fit appeler le portier-consigne, qui requit une corvée de quelques hommes. — Bien sûr on attend un parlementaire ! me dit mon voisin. — Mes regards se portèrent vers la voûte que j’avais si souvent traversée, et où l’on distinguait sur la pierre noire la trace blanche des balles.

Le pont-levis abaissé, les barrières ouvertes, un colonel bavarois accompagné d’un trompette traversa nos rangs. Des officiers français lui faisaient escorte. Tous les yeux le suivaient; il portait le casque et la grande capote grise. C’était un homme grand, maigre et blond. Ses yeux pâles, couleur de faïence, clignotaient sous ses lunettes d’or en nous regardant. Un trompette, qui le suivait d’un pas méthodique, avait une longue figure blafarde sur laquelle deux énormes favoris rouges traçaient un arc de cercle. Il portait une sorte de bonnet à poil et l’uniforme rouge des hussards prussiens. Son rayon visuel, maintenu par la discipline, avait pour objectif les épaules de son colonel. L’attitude de celui-ci offrait un mélange d’insolence et d’embarras. Il avait à peine fait une centaine de pas, lorsqu’un obus, parti des lignes prussiennes, vint tomber à dix mètres de lui. Il eut un tressaillement, et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient : — Messieurs, je vous demande mille pardons; c’est une impolitesse que nous faisons là. Nos batteries n’ont certainement pas vu le drapeau blanc... C’est incroyable!

Cette « impolitesse, » comme disait le colonel prussien, avait coûté la vie à deux pauvres diables, et, comme on les emportait sur quatre fusils : — Ah ! mille pardons ! répéta-t-il tout en continuant sa route. — Un peu moins d’obus et un peu plus de silence eussent mieux fait l’affaire de Sedan. Les projectiles y tombaient toujours, tuant, blessant, effondrant. Le drapeau blanc hissé sur le rempart ne mettait point de terme à l’attaque, et n’empêchait que la défense. Cependant vers six heures du soir le feu se ralentit, et petit à petit il s’éteignit. Un silence morne, plein de bourdonnemens et de rumeurs tristes, s’abattit sur la ville. On nous avait défendu de remonter sur les remparts. Malgré cette interdiction formelle, les soldats s’y pressaient. L’un d’eux, dans une minute d’exaspération, lâcha un coup de fusil. Des hurlemens féroces lui répondirent. Nos officiers accoururent. Un capitaine se dévoua, et, pour éviter une rixe imminente, se rendit auprès d’un colonel prussien qui avait le commandement hors des murs, et lui porta des excuses. Le pont-levis auprès duquel j’avais brûlé mes premières cartouches était resté abaissé. Deux sentinelles françaises se promenaient sous la voûte, et deux sentinelles prussiennes leur faisaient vis-à-vis sur