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ainsi deux services à mon menu, un quart de biscuit sec et une écuelle de son mouillé.

Cette existence, irritée par la misère, commençait à me peser lourdement. Rien ne me faisait prévoir qu’elle dût bientôt prendre fin. Des officiers auxquels on avait d’abord remis la garde des prisonniers, la surveillance était passée aux sous-officiers : ils avaient la charge des distributions, qui n’arrivaient plus intactes aux soldats. Le grand découragement amenait un grand désordre. Chacun tirait à soi. Qui pouvait voler la part d’un camarade la gardait. Il y avait des querelles pour un biscuit perdu. Quelques généraux faisaient ce qu’ils pouvaient pour améliorer le sort de leurs soldats, le général Ducrot entre autres, qui jusqu’au bout mit tout en œuvre pour leur venir en aide ; mais l’autorité allemande faisait la sourde oreille à leurs réclamations. On périssait dans la fange. A ces privations, qui avaient le caractère d’une torture, s’ajoutaient des spectacles qui me faisaient monter le rouge au front. Des officiers prussiens visitaient l’île à toute heure et sans façon, avec des airs d’arrogance, pour les besoins de leur remonte personnelle, faisaient descendre les officiers français de leurs montures et s’en emparaient avec la selle et les harnais. Je voyais mes malheureux compatriotes mordre leurs lèvres et mâcher leurs moustaches. Quelques-uns devenaient tout blancs. L’un d’eux, mit la main à sa ceinture, et demanda à celui qui le dépouillait s’il ne voulait pas aussi sa montre. — Ich vorstche nicht (je ne comprends pas), — répondit le Prussien, qui savait parfaitement le français.

Il y a des choses qu’il faut avoir vues pour y croire. On a le cœur serré quand on y songe. Un de ces Prussiens armés d’éperons qui parcouraient l’île rencontra un jour un officier français qui passait à cheval, et l’invita à descendre. Un prisonnier n’a presque plus le caractère d’un homme. L’officier obéit. Le Prussien se mit en selle, et, après avoir fait marcher, trotter, galoper le cheval, inclinant la tête d’un air froid : — C’est bien, monsieur, je le garde. — Aucune résistance n’était possible. Il fallait se soumettre à tout ; mais on avait la mort dans l’âme. Je commençai sérieusement à penser à une évasion. Malheureusement il était plus facile d’y songer que de l’exécuter. Un seul pont jeté sur le canal donnait accès dans l’île. Ce pont était gardé par deux pièces de canon mises en batterie, la gueule tournée vers nos campemens. On savait qu’ils étaient chargés. Un poste nombreux veillait tout autour, les armes prêtes. De ce côté-là, rien à espérer ; de l’autre côté de la Meuse, courbée en arc de cercle, des pelotons de soldats bivouaquaient de distance en distance, et dans l’intervalle de ces bivouacs, séparés les uns des autres par un espace de cinq cents mètres à peu près, se promenaient, le fusil sur l’épaule, deux ou trois sentinelles qui