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Et puis, le dimanche, je restais à la maison. Je suis de Douarnenez, et notre maison donne sur la plage. Moi, je couchais en haut ; le matin, j’ouvrais ma fenêtre, et la bonne odeur de la mer montait jusqu’à moi ; je voyais de mon lit les bateaux de pèche amarrés dans le port, avec leurs voiles repliées et leur large coque noire que le flot balançait doucement à la marée montante. Je les connaissais tous par leurs noms : ça me faisait plaisir, tandis qu’ici, tiens, regarde comme c’est laid. — Et il me montrait du doigt la plaine désolée qui s’étendait devant nous. Pas une voix, pas un cri : les populations avaient fui devant l’invasion. Sur le bord des routes désertes, des amas de décombres jonchaient la terre : c’étaient les maisons que nous avions démolies pour dégager le tir du fort ; çà et là, de grands arbres abattus avec leur feuillage desséché faisaient sur le sol de larges taches sombres. A droite s’élevait le plateau de Villejuif, aride, poudreux, pelé, horrible à voir. A gauche, une petite traînée verte permettait seule de distinguer le cours de la Seine, déserte elle aussi. Non loin de là courait la ligne du chemin de fer d’Orléans, sablée de sable jaune, avec sa double rangée de rails, où depuis plus d’un mois les trains ne passaient plus. L’atmosphère était brûlante : les derniers rayons d’un soleil d’automne, tombant du haut d’un ciel sans nuage, éclairaient de leur lumière crue, qui faisait mal aux yeux, cette scène de mort et de désolation. — A propos, reprenait-il, je voudrais bien savoir ce que deviennent les autres là-bas, la petite sœur et la vieille, maintenant que je n’y suis plus ; ça doit aller mal, je pense, et il leur faut travailler double. Ah ! c’est que tout le monde travaille chez nous. Dans la mauvaise saison, en hiver, quand les bateaux ne peuvent pas sortir pour la pêche, on va chercher du goémon, et les femmes s’en mêlent, elles aussi. Ce goémon, on le fait brûler, et la cendre sert à fumer les terres. Pauvres femmes ! il faut les voir travailler toute la journée, à peine couvertes d’un méchant chiffon de toile, ayant de l’eau jusque sous les bras. Quand elles reviennent, elles ont le corps tout noir de froid, comme ceux qui meurent du vomito. Le vomito, j’en parle, moi, parce que je l’ai vu. J’ai passé quatre ans au Mexique, dix-huit mois dans les Terres-Chaudes, où je faisais partie des contre-guérillas ; j’étais venu sur le Masséna. En ai-je vu mourir des camarades ! Ils s’en allaient par douzaines. Je tombai malade comme les autres, mais je parvins à m’en tirer. Ah ! dame ! en arrivant, je trouvai du nouveau à la maison. Trois de mes frères étaient morts. C’est que nous étions neuf enfans d’abord, huit fils, tous forts et grands, tous marins, et une fille ; j’étais le plus jeune avec ma sœur. Deux sont morts en Crimée, trois pendant mon absence ; les deux derniers moururent quelque temps après de maladie à moins de trente-cinq ans, et moi, je restai seul avec la sœur