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conservant la laine ; la nécessité aidant, on trouva le moyen de les préparer en huit jours, et la malheureuse bête était à peine mangée que sa peau, travaillée, blanchie, nettoyée, allait sur le dos de quelque brave soldat monter la garde aux bastions ou dans les tranchées. Nous fûmes les premiers à qui l’on donna ce vêtement d’un nouveau genre ; la distribution se fit à Bicêtre. Au retour, les marins s’amusaient à imiter le cri du mouton. Terribles moutons, et qui n’en avaient vraiment que la peau ! À ce sujet, dût notre prestige en souffrir un peu, je dois rectifier une erreur trop aisément accréditée. Sur la foi des journaux, l’imagination populaire se plaît à nous figurer courant à l’ennemi, la hache d’abordage à la main. Or nous n’avions pas d’autres armes que la baïonnette et le chassepot. On nous avait bien donné au départ deux ou trois haches par compagnie, mais des haches pour la cuisine, des haches pour couper le bois, et, toutes les fois que nous chargions, c’était en vrais Français : à la fourchette ! En même temps que nous quittions les forts, de nouveaux chefs étaient venus se mettre à notre tête. Mon bataillon, le 2e , avait pour commandant M. Desprez, tué plus tard devant nous à la seconde attaque de la Gare-aux-Bœufs. Je le vois encore, tel qu’il nous apparut la première fois, avec son air sévère, ses traits secs, sa haute taille, sa longue redingote bleue boutonnée et serrée au corps, des bottes qui lui montaient jusqu’à mi-jambe et le faisaient paraître plus grand encore. Quand il brandissait son épée, on eût dit un géant. Nous étions arrêtés au bas du fort de Bicêtre, sur le versant occidental du plateau de Villejuif. De là, nous découvrions la chaîne de hauteurs qui couvre le sud de Paris, Montrouge, Vanves, Issy, et tout en face Châtillon, celle-ci aux Prussiens. La vue s’étendait jusqu’au Mont-Valérien, dont les arêtes semblaient se fondre à l’horizon ; par intervalles, une fumée blanche s’élevait au-dessus de sa crête, et l’écho lointain nous apportait le bruit de la détonation. L’ennemi ne répondait pas ; mais il était là, nous le savions, au Fort-à-l’Anglais, au Moulin-de-Pierre, et ce silence semblait plus terrible encore que la voix du canon. Le commandant Desprez s’était placé au milieu du bataillon, formé en carré ; d’une voix mâle et forte, il nous disait notre devoir, ses recommandations et ses espérances. « Montrez-vous, disait-il, dignes de votre ancienne réputation et de la confiance que Paris met en vous. Il ne doit y avoir ici que des braves ; le bataillon d’Ivry-Montrouge se battra bien, j’en suis sûr, et avec l’aide de Dieu, car le droit est pour nous, nous parviendrons à chasser l’Allemand qui souille notre belle France. » Du bout de son épée, il nous montrait Châtillon. À ce moment, une effroyable détonation lui coupa la parole. Ivry, Bicêtre et Montrouge tiraient à la fois contre les travailleurs ennemis, qui venaient tout à coup de trahir leur présence. « Vive la France ! » s’écria-t-il.