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renversé. Les troupes dont Kamiesh était la base d’opérations n’auraient pu conserver la droite sans que leurs communications se croisassent avec celles de l’armée qui devait tirer ses approvisionnemens de Balaklava. Les Anglais croyaient avoir fait dans cette anse étroite et profonde, dont le premier aspect rappelle un peu celui de Mahon, une acquisition merveilleuse. Ils s’y étaient installés avec une sorte d’avidité jalouse, comme s’ils avaient craint qu’on leur disputât leur conquête. La fortune se donna encore en cette occurrence le malin plaisir de déjouer les calculs de la prudence humaine. Le port de Balaklava fut bientôt encombré par les bâtimens qui s’y accumulèrent. Les vivres et les munitions qu’on débarquait sans cesse restèrent abandonnés sur les quais sans pouvoir gravir les rampes abruptes par lesquelles il eût fallu les amener au camp. Le mouillage extérieur, battu par les vents du sud, mit en constant péril les navires forcés de s’y arrêter. Balaklava trompa de tout point les espérances qu’on en avait conçues. Dans Kamiesh au contraire, nous parvînmes à loger une flotte et jusqu’à sept vaisseaux de ligne. Les vents de nord-ouest entraient bien dans la baie, comme on s’y était attendu, mais ils souillaient rarement et soulevaient peu de mer. Une pente très douce reliait le fond du port au sommet du plateau. On n’eut point de peine à en faire une route carrossable. Enfin, dernier et précieux avantage, malgré la violence des tempêtes qui mirent à si forte épreuve la solidité de nos chaînes, les vaisseaux mouillés devant Kamiesh ne furent jamais sérieusement en danger. Ce mouillage qu’on redoutait, parce qu’il y fallait jeter l’ancre par des fonds de 40 brasses, se trouva être en somme le meilleur mouillage de la côte.

Pendant que le prince Mentchikof se préoccupait avant tout de ne pas laisser cerner son armée, qui se chargeait donc de nous arrêter devant Sébastopol ? C’étaient 15,000 marins qui dans Sébastopol défendaient leurs propres foyers. La flotte russe de la Mer-Noire, constituée jadis par la main vigoureuse de l’amiral Lazaref, n’était pas seulement une flotte comme celle de la Baltique. C’était aussi une colonie maritime, transportée à l’extrémité de l’empire pour tenir Constantinople en échec. Les peuples dont la situation est assise, qui n’ont plus de but national à poursuivre, se feront difficilement une idée de l’enthousiasme religieux et patriotique qui animait ce camp de croisés. Chaque fois que l’ordre arrivait de Saint-Pétersbourg de disposer la flotte pour un prochain départ, les équipages croyaient le moment venu d’aller célébrer la messe dans Sainte-Sophie. De semblables aspirations simplifient beaucoup la tâche du chef, mais ici les chefs étaient aussi enthousiastes que les matelots. L’officier qui avait succédé à l’amiral Lazaref était