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grands dangers. Une armée que l’esprit de parti envahit et possède peut ou se diviser en deux corps hostiles qui donneront le signal de la guerre civile, comme à Rome, ou dicter ses volontés et imposer un maître au pays, comme dans les pronunciamentos du Mexique. Celui qui vote doit pouvoir s’éclairer par la discussion publique. Or les discussions politiques, détruiraient la discipline qui est l’âme de l’armée, et le jour où les militaires fréquenteraient les clubs tout serait perdu.

Quand on accorde le vote, il faut supposer que le scrutin sera libre et sincère. Et pourtant que peut faire le gouvernement, si la majorité des voix de l’armée se prononce contre lui? L’armée est son point d’appui. Si ce point d’appui se dérobe, si l’armée déclare son hostilité publiquement dans le scrutin, le gouvernement est frappé à mort. Il ne lui reste qu’une ressource, la guerre. Avant de tomber, il fera donc la guerre. C’est ainsi que donner le vote aux soldats, c’est exposer le pays aux risques d’une guerre non prévue, non préparée, non voulue. Lors du dernier plébiscite, Napoléon III a été vivement alarmé du vote hostile de certains régimens. Ce vote émis dans les casernes, sous l’œil des officiers, était en effet l’indice d’un profond mécontentement. L’empereur ne devait avoir aucun goût pour la grande guerre : en Italie, il avait dû comprendre qu’il n’y entendait rien. L’appel au peuple venait de retremper son pouvoir. L’opposition avait perdu pied. Il avait pu détendre la compression. Les libertés accordées, loin d’ébranler, avaient consolidé son trône. Il avait arraché au roi de Prusse une humiliante concession. Rien ne l’obligeait donc à jouer cette dernière carte, réservée pour l’extrémité suprême, la guerre; mais on lui a fait croire, ou il a cru à la défection de l’armée manifestée par ses votes, et, comme nul gouvernement ne pourra jamais vivre avec l’hostilité de ses troupes, constatée au scrutin, en face du pays, l’historien de César a franchi le Rubicon : alea jacta est. Qu’on y prenne garde, l’heure peut toujours venir inopinément où le gouvernement menacé de l’abandon de ses troupes croira devoir tenter cette chance redoutable où la destinée des nations est en jeu.

Le régime représentatif et l’armée permanente sont deux institutions dont les principes s’excluent. L’élection qui donne la vie à l’une détruirait l’autre; on peut même aller plus loin et dire que ces deux institutions sont incompatibles. Elles ne peuvent subsister longtemps côte à côte sur le même sol. L’une finira toujours par tuer l’autre. Le moyen de diminuer le danger consiste à faire voter les militaires dans les mêmes urnes que les autres citoyens. De cette façon leur suffrage n’est pas relevé à part, et leur mécontentement, s’il existe, n’est du moins pas affiché aux yeux de tous.