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tranchée où les fusils à aiguille et les chassepots échangeaient leurs coups. Allais-je enfin avoir la joie d’un combat corps à corps? Les Prussiens, qui avaient joué le même jeu que la veille, mais avec moins de succès, pousseraient-ils en avant jusqu’à nos postes, ou resteraient-ils à portée de notre élan? J’espérais qu’un mouvement impétueux les amènerait jusqu’à la tranchée ou nous jetterait sur eux; mais il fallut enfin me rendre à l’évidence : ils ne tiraient presque plus, bientôt ils ne tirèrent plus du tout, et ordre nous fut donné de cesser le feu. C’était encore une occasion perdue. Ceux d’entre nous qui avaient de bons yeux se levaient sur la pointe du pied pour regarder au loin dans la plaine; nous étions à demi consolés quand nous avions deviné plus que découvert des points noirs épars dans l’ombre vague qui en estompait l’étendue. Des discussions s’engageaient alors pour savoir si chacun de ces points représentait un ennemi mort. Les plus fougueux voulaient s’en assurer par eux-mêmes; mais on avait ordre de ne point quitter la tranchée.

On la quitta cependant vers neuf heures pour aller tremper quelques débris de biscuit dans du café à cette même place où la veille tant d’obus avaient plu sur nous, et à quatre heures les régimens, les brigades, les divisions, toute l’armée s’ébranla. Je demandai à mon capitaine ce que cela signifiait. — Cela signifie, me dit-il, que nous abandonnons les positions conquises, et que les hommes tués sont morts. — Le bataillon n’était pas content; il avait compté sur une victoire, et c’était une retraite qu’on lui offrait. On lui fit repasser la Marne sur le même pont de bateaux qu’il connaissait et rentrer à Nogent; on allait retomber dans l’ennui et l’immobilité comme à Courbevoie, à cette différence près qu’au lieu de monter les grand’ gardes sur les bords de la Seine, on les monterait dans l’île des Loups, à côté du grand viaduc du chemin de fer.

Sur ce fond d’ennui et de découragement courait une trame légère de mauvaises nouvelles qui nous arrivaient de la province. Comment? Je ne sais pas; c’étaient des rumeurs qui disaient la vérité. Nos conversations le soir, autour d’un morceau de cheval étique, dans les malheureuses maisons où nous avions abrité nos fournimens, n’étaient pas gaies. On riait encore quelquefois, mais pas beaucoup; on sentait que l’état-major ne croyait pas à la possibilité ni même à l’utilité de la défense. Son scepticisme le paralysait en même temps que la jactance du gouvernement endormait Paris. Aucun de nous ne faisait plus attention à l’échange continuel d’obus qui se faisait entre les lignes prussiennes et la ligne des forts.

Ces jours noirs de décembre, mêlés de coups de vent et de rafales de neige, me semblaient interminables. A des matins brumeux succédaient des soirées froides et des nuits glaciales. Le regard se fatiguait à suivre les lignes sombres des arbres courant aux deux