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massait des éclaireurs d’un corps franc; on ne manqua pas de les questionner. Un officier, qui avait de grandes bottes molles et des moustaches farouches avec deux revolvers pendus à la ceinture, hocha la tête d’un air d’importance. — Les Prussiens ont là des retranchemens et une pièce de canon, dit-il. — Nous devions nous en emparer coûte que coûte et nous y maintenir. L’ordre vint subitement de nous déployer en tirailleurs. C’était une besogne qui revenait de droit à la compagnie des francs-tireurs. Mon lieutenant prit la gauche; j’étais en serre-file à la droite, et nous marchions fort vite. La rapidité dans ces occasions diminue le péril. A peine avais-je fait une centaine de pas qu’une patrouille de cavalerie vint faire le tour de la ferme. On envoya quelques balles dans le tas, et la patrouille disparut au galop. Il ne fallait plus perdre une minute. Nos officiers néanmoins, qui avaient la responsabilité du mouvement, agissaient avec une certaine circonspection, et nous engageaient, tout en avançant, à nous défiler de la mitraille. — Gare au canon! disions-nous, et nous marchions toujours. Rien ne remuait dans la ferme. On en distinguait parfaitement les bâtimens et les enclos. Je vis alors un homme qui était en sentinelle sur un toit; mais à peine l’avais-je aperçu qu’il disparut par une lucarne avec la promptitude d’une grenouille qui saute dans une mare. On se mit à courir; l’imprudence devenait de la prudence. Il ne fallait pas laisser au fameux canon le loisir de nous viser. Chacun de nous jouait des jambes à qui mieux mieux. Je tenais la tête de l’attaque avec cinq ou six camarades. Les balles allaient partir sans doute. Rien encore; nous redoublons d’élan, nous touchons aux murs, nous entrons et nous apercevons un cheval mort auprès d’un bon feu. De canon point, et d’ennemis pas davantage. Nous étions exaspérés. Il fallait cependant mettre la ferme en état de défense au cas d’un retour offensif; chacun s’y employa. Je roulais force tonneaux le long des murs sur lesquels j’ajustai force planches, ce qui formait un assemblage de tréteaux bons pour la fusillade. Quand j’avais les mains engourdies par le froid, j’allais les réchauffer à un grand feu qui brûlait dans la cour et qu’on alimentait avec mille débris. Le génie arriva et pratiqua des meurtrières avec des tranchées auprès desquelles on plaça des sentinelles. Au plus fort de cette besogne, et Dieu sait si on la menait bon train, le colonel Colonieu vint nous rendre visite. On apprit ainsi qu’on se battait du côté du Bourget. A son tour, un officier d’état-major arriva au grand galop et nous demanda où était le général de Bellemare. Nous n’en savions rien. Un autre survint, puis un autre encore, puis un quatrième, puis un cinquième. Toujours même réponse. Il y en avait parmi nous qui trouvaient singulier qu’un officier ne sût pas où trouver le général qui commandait la division.