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il aura fait usage de sa volonté, et il est habitué à la faire prévaloir. Il a des idées politiques arrêtées, connues ; c’est même en raison de ces idées qu’il aura été choisi. Arrivé au pouvoir, il se servira de ses talens, de son autorité personnelle pour faire triompher ces idées. Il ne craindra pas d’engager la lutte contre l’assemblée législative, ou il la pliera par d’autres moyens à sa volonté. Au lieu de n’avoir que le prestige presque évanoui de la couronne, il disposera de la force vive du parti qui l’a porté au fauteuil. S’il est armé du veto, il en fera usage. Presque tous les présidens des États-Unis l’ont fait, et l’avant-dernier, Johnson, jusque sous le coup d’une accusation de haute trahison. On aura beau faire élire le dépositaire du pouvoir exécutif par l’assemblée nationale et le déclarer toujours révocable ; il n’en restera pas moins qu’un mérite exceptionnel l’aura porté à la place qu’il occupe, et que, disposant en outre de l’autorité énorme du pouvoir suprême, il exercera une influence prépondérante. Tant vaut l’homme, tant vaut le pouvoir dont il dispose ; nous en avons un exemple concluant sous les yeux. Voyez M. Thiers : il est impossible de rendre le chef de l’état plus dépendant de la volonté d’une assemblée qu’il ne l’est en ce moment. Un vote, une marque de défiance, moins que cela, le moindre symptôme de refroidissement suffit pour le renverser. Et pourtant jamais roi constitutionnel n’a joui d’une autorité qui approchât de la sienne. Il n’est pas le dépositaire presque inerte du pouvoir exécutif, il a aussi le législatif dans ses mains ; en réalité, il est tout-puissant, bien plus même que ne l’est le tsar.

Considérez maintenant, à côté de la personnalité active, vigoureuse, entreprenante du chef élu, le rôle effacé du souverain héréditaire dans une monarchie constitutionnelle. Son éducation, très soignée peut-être, sera en général très molle, parce qu’il sera constamment entouré de prévenances, de soins et d’adulations. Il n’a pas à se conquérir une place dans la vie : cette place est toute faite, et c’est la plus haute. L’apprentissage de ses fonctions de roi consistera, non à faire usage de sa volonté, mais à en faire le sacrifice, non à montrer ses préférences, mais à les dissimuler, non à produire ses idées et à en poursuivre la mise en pratique, mais à ne pas même les laisser deviner. Les souverains constitutionnels modèles, comme le roi Léopold Ier ou la reine Victoria, n’ont jamais fait voir vers quel parti ils penchaient. Comme ils ne peuvent retremper leur popularité dans l’élection, ils ont besoin de la conserver par les plus grands ménagemens. On ne voit plus jamais se produire en Angleterre ces conflits entre l’exécutif et le législatif, si fréquens en Amérique ; il y a plus : on ne les croit même pas possibles. La raison en est, comme le dit M. Bagehot, que nul n’ad-