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3,000 francs, en première classe jusqu’à Hong-kong. N’ayant été recommandé à aucun des passagers du Ripon, je restai pendant la traversée de Southampton à Gibraltar ; — cinq jours, — sans dire un mot. Il est vrai que jamais je ne m’étais tenu sur une plus grande réserve, faute de ce talisman anglais qu’on appelle une présentation, et ceux qui connaissent bien l’Angleterre et ses usages me comprendront. Il n’y a en effet qu’une manière de triompher de la morgue des Anglais, — de celle, bien entendu, qu’affichent les classes riches, — c’est d’opposer à leur raideur une raideur plus grande. Quand vous devez voyager avec eux sur mer, hâtez-vous de prendre les meilleures places et faites-les déloger sans pitié de la vôtre, s’ils cherchent à l’usurper, ce qu’ils tenteront lorsqu’elle sera bonne. Point de politesse banale avec eux ; ne vous excusez même pas, si sans intention vous leur marchez sur les pieds, qu’ils ont très grands. Il est deux mots d’excuse avec lesquels les Français se croient le droit de déranger tout un public au théâtre, de heurter quelqu’un dans la rue, de mettre dans leurs plats le meilleur morceau d’un dîner de table d’hôte, d’être enfin désagréables, importuns et fâcheux ; ces deux mots sont : pardon, monsieur. Avec nos alliés d’outre-Manche, dispensez-vous de cette locution, qu’ils ont la bonhomie de trop prendre à la lettre. Lorsque après un peu de temps passé à bord il vous aura été permis de connaître vos nouveaux amis, — et dans le nombre il y en aura dont les relations vous honoreront, — vous pouvez revenir sans danger aux manières polies. Un dernier mot : il ne faut jamais s’exposer à faire de si longs voyages sur les navires de la Grande-Bretagne sans la certitude de pouvoir s’y créer en peu de temps quelques intimités. L’isolement, lorsqu’on arrive sous les latitudes élevées, est horrible, et peut même, je crois, engendrer la folie. Un jeune ingénieur espagnol que nous avions embarqué à Gibraltar et que je ne remarquai qu’à Ceylan, au moment où sans aucune raison il se levait de table pour injurier un de nos compagnons, resta jusqu’à Pulo-Penang complètement isolé de nous. Ne sachant ni l’anglais ni le français, et aucun des passagers n’entendant l’espagnol, il dut concentrer pendant quarante jours toutes ses impressions en lui-même. Est-ce le résultat d’une insolation ? d’une attaque de delirium tremens ? Je n’en sais rien ; toujours est-il qu’à peine débarqué il s’enferma dans une chambre d’hôtel à Singapour et se coupa la gorge avec un rasoir. Pour moi qui, de Southampton à Gibraltar, ai tenu le triste rôle de personnage muet, qui suis resté étranger à tout ce qui se passait sur le Ripon, je ne puis attribuer cet acte de folie qu’à l’isolement dans lequel était resté trop longtemps cet infortuné.