Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’usage voulant qu’il fût répondu à ces toasts comme à un salut d’artillerie, coup pour coup, je n’avais pas eu le temps de manger, lorsqu’on se leva de table ; le maître d’hôtel était sur les dents, et j’eusse été bien mal sur mes jambes, si je n’avais eu la sage précaution de ne toucher mon verre que du bout des lèvres.

La glace était rompue, et je ne vis plus autour de moi que des physionomies pleines de cordialité. Ce fut le commencement de rapports agréables dont aucun de nous n’a peut-être perdu le souvenir. En ce qui me concerne, j’ai éprouvé une vive douleur en lisant, il y a quelques mois, dans les télégrammes de l’agence Havas, que le colonel Campbell, sa femme, leur jeune fille et leur suite avaient été massacrés en Abyssinie. Ils opéraient leur retour définitif en Angleterre, lorsque, poussés par une curiosité inexplicable, ils résolurent de voir ce pays barbare où, pour la délivrance d’un des leurs, le consul Cameron, les Anglais avaient accompli de véritables prodiges. Surprise sans défense par une troupe de pillards, l’infortunée famille trouva la mort après avoir fait quelques milles seulement dans l’intérieur des terres. En lisant cette affreuse catastrophe, les bouquets de fleurs d’oranger achetés à Gibraltar me revinrent à la mémoire, et je revis, comme dans un douloureux mirage, le visage rose et souriant de l’enfant à qui je les avais présentés.

Si on laisse Gibraltar le matin, il faut rester sur la dunette, afin de ne rien perdre de la sortie du détroit, qui est admirable par un beau temps. Pendant que le steamer s’élance à toute vapeur sur le chemin bleu qui se déroule sans limites devant lui, vous avez à votre droite les hauteurs sévères de la chaîne de l’Atlas, et à gauche les belles cimes neigeuses des montagnes de l’Andalousie. On voit de la rade très bien Algésiras, parfois on a la vue d’Alger et de Tunis, presque toujours aussi on va reconnaître la presqu’île près de laquelle s’éleva Carthage, puis l’île de Pantellaria, entre Marsala et le Cap-Bon. C’est l’île de Calypso, vous disent les marins instruits, et ils vous offrent de vous montrer à l’aide de leur longue-vue la grotte où la déesse, à l’arrivée de Télémaque, se consola bien vite du départ d’Ulysse. Contraste pénible avec ce souvenir poétique : sous le règne du roi Ferdinand de Naples, Pantellaria était devenue un lieu de déportation pour les condamnés politiques des Deux-Siciles.

On arrive à Malte en quatre jours. Cette île, malgré l’occupation anglaise, n’a rien perdu de l’originalité qui lui est propre. On y trouve toujours de fringans abbés, vêtus encore de l’habit à la française et fumant plus de cigarettes en un jour au café qu’ils ne disent de bonnes messes en un an à l’église. A chaque pas, on coudoie des