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depuis notre départ de Southampton ; nous avons à bord des Américains, des Anglais d’Australie, des Portugais, des parsis, des indigènes de toutes les couleurs, Bengalis et Malabars. Quelques-uns des Américains que nous avons pris à Ceylan ont à peine vingt ans ; ils font leur tour du monde. Dans leurs incessantes querelles avec les Anglais, le fond des discussions varie peu : — John Bull est-il supérieur à son cousin Jonathan, ou vice versa ? — L’animosité qui éclate à tout moment entre les deux peuples est aussi vivace aujourd’hui que le jour où les États-Unis proclamèrent leur indépendance.

Je me suis lié avec un des Américains nouvellement embarqués sur l’Achille, et je remarque qu’il joue à tout instant avec un revolver microscopique placé derrière son paletot dans une poche ad hoc. Je l’invite à se débarrasser de ce joujou dangereux, mais il me répond, en jurant, qu’il en a besoin pour tuer le premier Anglais du bord qui le raillera. Mon jeune Yankee a dix-huit ans, et depuis deux ans déjà il court le monde, ayant en poche à côté de son revolver 30,000 francs de lettres de crédit sur les principales maisons de banque des deux hémisphères. Il ne tuera personne, j’en suis convaincu, car ses grands yeux bleus sont remplis de douceur, et je le vois rougir comme une jeune fille dès qu’on lui tient tête. Il a déjà visité toutes les grandes capitales, très peu Londres, car cent fois, me dit-il, j’ai failli m’y faire assommer en plaisantant les Anglais. Je compare à nos Français du même âge ce jeune Américain livré encore imberbe entièrement à lui-même, disposant à son gré d’une somme considérable, parlant toutes les langues vivantes d’Europe, et rentrant à Philadelphie, dans sa famille, ayant à dix-neuf ans fait le tour du monde. Quelle belle moisson d’expérience et d’épreuves n’y apportera-t-il pas ! Certes je ne crois pas qu’il faille absolument avoir fait le tour du globe pour être un homme ; mais n’est-il pas permis de penser que, si nos gouvernans avaient vu autre chose que l’asphalte des boulevards parisiens, ils auraient plus de sens pratique et une meilleure connaissance des hommes ? Dans nos chambres françaises, au lieu de députés porte-voix de minces intérêts locaux ou ne s’occupant que des évolutions de quelque ministre ambitieux, nous aurions les représentans des idées larges que fait infailliblement éclore la vue des grands horizons sociaux. Ce serait à eux surtout qu’incomberait la tâche de préparer les esprits aux redoutables solutions que l’humanité attend et désire.


EDMOND PLAUCHUT.