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plus d’une fois, on a répété à l’assemblée actuelle, pour la consoler de ses incohérences, qu’elle est divisée parce que le pays lui-même est divisé. Oui, sans doute ; mais c’est précisément parce que le pays est divisé qu’il nomme des représentans pour mettre de l’ordre dans ses divisions, pour le conduire, pour lui montrer le chemin où il doit marcher, et au fond il ne demanderait pas mieux que d’être conduit. Lorsque les pouvoirs publics en sont à savoir ce qu’ils seront demain, qu’y a-t-il d’étonnant que le pays lui-même ne comprenne pas toujours parfaitement sa situation, qu’il ait des oublis, des défaillances ou des fantaisies ? Il y a une nécessité essentielle aujourd’hui avant tout, c’est que le pays soit gouverné, et pour que le pays soit gouverné, il faut qu’il y ait un gouvernement qui, dégagé de ces agitations dans lesquelles il se débat, puisse faire sentir son impulsion. C’est difficile peut-être dans l’état fiévreux où l’on est arrivé à Versailles. Il faut tâcher pourtant de se guérir de cette fièvre. Ce que l’assemblée aurait de mieux à faire pour le moment, ce serait de se séparer pour quelques semaines, d’aller prendre un peu l’air, de laisser en un mot un intervalle entre les dernières discussions et les grandes questions qui lui restent à résoudre. Elle aurait le temps de se calmer, et dans ce repos nous conseillerions volontiers à tous de relire une histoire instructive, celle de la fondation de la république des États-Unis.

Il y a sans doute bien des différences entre ces vieilles crises de l’Amérique et ce qui se passe aujourd’hui en France ; il y a en même temps plus d’une analogie. Les États-Unis sortaient, eux aussi, d’une lutte terrible, la lutte de leur indépendance naissante, et ils avaient même encore quelques points de leur territoire occupés par leurs anciens maîtres. Eux aussi, ils portaient dans leur sein le germe des guerres sociales, la violence des passions démocratiques. Pendant bien des années, ils furent gouvernés d’abord par un congrès qui n’avait rien de régulier, puis par la convention de Philadelphie, et par un homme qui était comme la conscience vivante du pays, une sorte de chef national universellement reconnu. C’était pendant longtemps un état provisoire. La monarchie avait encore des partisans, dont l’un, Hamilton, fut secrétaire du trésor. La république, de l’aveu même du chef du parti démocratique, de Jefferson, n’avait rien de définitif, elle n’était considérée que comme une expérience qu’on devait faire loyalement, et si la république devint définitive, c’est peut-être uniquement parce que l’expérience se fit, selon le mot de Jefferson, « du vivant » et « sous le regard » de Washington, l’homme le plus ferme dans ses opinions et le plus patient dans ses démêlés avec les assemblées. Étudiez cette histoire, ce ne sera pas du temps perdu ; vous verrez comment un pays se forme, comment on peut vivre durant des années dans le provisoire au milieu de toutes les complications intérieures et extérieures, comment les conflits se dénouent