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vertu ; mais cette vertu libre et volontaire, qui n’attend pas qu’on lui force la main, nous paraît mieux entendre les intérêts de sa dignité. A propos de cette motion Rivet, la majorité semble avoir voulu se donner le plaisir de se compter et de dire au gouvernement : — Nous sommes tout-puissans, et vous êtes à notre discrétion. Vous désirez porter le titre de président de la république et que ce titre vous assure une prolongation d’existence ; si nous vous octroyons votre demande, ce sera l’effet de notre bon plaisir. Nous pourrions dire non, nous dirons oui ; mais nous sommes bien aises de vous tenir pendant dix jours sous le coup d’une menace, et nous profitons d’une si belle occasion de vous faire sentir le poids de notre omnipotence et de nos chagrins. — Le temps vaut de l’argent ; il nous paraît qu’on pourrait mieux remployer. Le héros d’un conte de Voltaire avait formé le projet insensé d’être parfaitement raisonnable, et il avait décidé en particulier que dorénavant il n’aurait jamais d’humeur avec ses amis. Qui oserait attendre d’une assemblée la parfaite sagesse ? Toutefois au prix qu’a le temps aujourd’hui, c’est trop à elle d’accorder plus d’une semaine à sa mauvaise humeur ; vingt-quatre heures devraient suffire à ses résignations. Les tracasseries sont pour les parlemens le luxe de la paix.

C’est un des beaux spectacles qu’il y ait au monde qu’une majorité modérée et modeste ; pourquoi faut-il qu’il soit si rare ? La majorité de l’assemblée nationale possède d’incontestables et précieuses qualités : elle a l’honnêteté, le zèle, le désir de bien faire, des intentions libérales, le goût des réformes, l’ardeur opiniâtre au travail ; si elle y joignait par surcroît la modestie, tout serait pour le mieux. Et n’aurait-elle pas après tout, pourvu qu’elle prît la peine d’y réfléchir, de sérieuses raisons d’être modeste ? Est-elle aussi sûre d’elle-même et de sa force qu’elle se donne l’air de le croire ? Nous ne lui demanderons pas si elle est certaine d’avoir toujours le pays derrière elle. Une telle question serait impertinente ; il n’est point de parti qui ne se flatte d’avoir le pays derrière lui : c’est au pays de savoir ce qui en est, et le plus souvent il n’en sait rien. Mais cette majorité qui vient de se compter avec une orgueilleuse complaisance forme-t-elle une phalange aussi compacte, est-elle aussi unie de sentimens et de principes qu’elle affecte de le prétendre ? N’y a-t-il pas en elle des germes de dissensions intestines et des divisions cachées dont on se garde soigneusement le secret ? Ce qui retient unis entre eux tous les membres de cette respectable famille, ce sont de communes antipathies et, selon l’expression de Mirabeau, de communes volontés. — Du jour qu’il s’agirait de fonder ensemble quelque chose, que de peine n’aurait-on pas à s’accorder ! Quand Ispahan était partagée par les deux factions du mouton blanc et du mouton tricolore, s’agissait-il de réprimer le brigandage et de voter une loi sur la gendarmerie, les hommes avisés des deux factions se mettaient d’intelligence et marchaient de concert au scrutin ; en venait-on à parler