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Hohenlinden et de Marengo me ravissaient d’enthousiasme. Enfin je prenais, s’il se peut, un intérêt plus vif encore, bien que réservé et silencieux, aux querelles littéraires dont on voyait poindre l’aurore, et dont la politique aiguisait en quelque sorte l’activité. Delphine et Atala paraissaient en même temps, et ces deux brillans ouvrages, conçus dans des inspirations presque opposées, étaient, dans le salon de ma mère, le sujet d’interminables conversations. Mme de Staël en était l’âme. »

Ici apparaissent à la fois l’un des traits distinctifs de l’esprit du duc de Broglie et l’un des faits qui ont tenu une grande place dans sa vie. Quoique né dans l’arène des partis et des passions politiques, la politique n’était cependant pas la préoccupation première et dominante de sa jeune et libre pensée ; l’élan naturel et la riche ambition de son esprit le portaient dans toutes les régions où se déploie l’intelligence humaine ; les lettrés, les sciences, la philosophie, les voyages, prenaient place à la fois dans ses études un peu décousues et dans sa vie non encore fixée. « Je suivais, dit-il, les cours de l’École centrale et de l’École des mines ; entrait qui voulait à ces cours, et chacun en profitait selon son intelligence et son assiduité. Les professeurs étaient non-seulement des hommes du premier mérite, mais des hommes d’une rare bonté et d’une complaisance inépuisable. Le cours d’histoire naturelle de M. Brongniard était très suivi et très instructif ; j’ai conservé les leçons qu’il nous dictait, et bien que, depuis cette époque, la science soit devenue plus savante et moi-même plus ignorant, je les parcours encore quelquefois avec plaisir. Le professeur de minéralogie, M. l’abbé Haüy, était l’un des savans les plus aimables que j’aie rencontrés dans ma longue carrière ; sa voix était faible, mais claire et flexible ; son enseignement était d’une lucidité merveilleuse ; il se laissait interrompre volontiers, non-seulement par les élèves, mais par les simples assistans. Que de fois après la leçon, n’ayant pas bien compris l’ordre et l’enchaînement de ses idées, je me suis approché de lui pour lui adresser une ou deux questions, et je l’ai vu recommencer, pour moi seul, la leçon tout entière ! Souvent il m’invitait à venir le trouver avant la leçon dans son humble cabinet, dont tout l’ameublement se composait de quelques chaises de paille et d’un bureau de bois de sapin surmonté d’un crucifix et voisin d’un petit oratoire où il disait la messe chaque matin. Il me donnait ses cahiers à copier ; j’ai longtemps conservé cette copie. Les trois années que j’ai passées ainsi, ne quittant Paris qu’à l’époque des vacances, sont au nombre des meilleurs souvenirs de ma vie. »

A côté des cours publics et de leurs professeurs s’ouvrait en même temps pour lui une autre école, celle du monde littéraire et de ses salons. « Je fus conduit en particulier, dit-il, chez M. Suard,