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alors secrétaire perpétuel de l’Académie française, où je vis les restes de la société du XVIIIe siècle, l’abbé Morellet, M. de Boufflers, Garat, M. de Lally-Tollendal. C’était l’époque où commençait à se prononcer avec vigueur la croisade contre la philosophie de ce siècle, et où M. de Chateaubriand, M. de Fontanes, M. Joubert, ouvraient l’ère de la littérature du XIXe. Rien n’était plus curieux sous ce point de vue que le salon de M. et Mme Suard. Des influences un peu contradictoires y couvaient à petit bruit. Il y régnait tout ensemble un certain esprit de contre-révolution et un dernier retentissement de l’esprit philosophique, dont la révolution n’avait été, à certains égards, que le triste produit et la fatale conséquence. M. Suard était un très aimable vieillard, d’un esprit fin, délicat ; il était libéral et modéré, accessible aux idées nouvelles que la réaction provoquait, mais principalement préoccupé de reproduire dans sa maison l’un de ces brillans salons où s’était formée sa jeunesse, et où la liberté indéfinie des idées et du langage s’unissait à l’élégance et à la politesse. Le gros de la société qui se réunissait le soir chez lui paraissait plus irrité contre le Génie du Christianisme et l’école nouvelle que le maître de la maison.

« J’entrai à la même époque, dans le vrai monde, dans la société proprement dite. Le nom que je portais m’ouvrait facilement l’accès des maisons où les débris de l’ancien régime se ralliaient et donnaient le ton à la société d’abord consulaire et bientôt impériale. L’hôtel de Luynes était au premier rang ; là régnait en souveraine de la mode Mme de Chevreuse, destinée plus tard à payer de l’exil et peut-être de la vie l’indépendance de son langage et de sa conduite à l’égard du maître de l’Europe. Je fus présenté à M. de Talleyrand, qui m’accueillit avec bienveillance, et conduit par M. et Mme de Jaucourt, les intimes amis de ma mère, chez Mme de Laval, où se réunissait, dans sa très petite maison de la rue Roquépine, toute l’ancienne société, dont la direction se partageait entre M. de Talleyrand et M. de Narbonne. C’est là que j’ai connu M. de Narbonne, ami de mes parens, et dont l’affection a fait, pendant un temps trop court, l’honneur et le charme de ma vie. »

Le comte Louis de Narbonne, ministre de la guerre sous Louis XVI, général et diplomate sous l’empereur Napoléon Ier, tint en effet pendant quelques années une place particulière dans le cœur et la vie du jeune duc de Broglie, qui lui fut intimement attaché dans les orageuses négociations dont M. de Narbonne fut chargé comme ambassadeur à Vienne pour l’empire en décadence. « Nul officier-général, jeune ou vétéran, dit le duc de Broglie dans ses Notes biographiques, n’avait supporté la retraite de Moscou avec plus de courage et de gaîté que ce gentilhomme, né et élevé à la cour de Louis XV. L’empereur avait en lui un conseiller plus habile et plus