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et s’étant jeté à corps perdu, comme l’abbé Maury, dans la fortune impériale, je ne crois pas qu’il ait jamais bien compris le but que se proposait son maître en l’installant à Varsovie, ni le sens véritable des instructions écrites ou verbales qui devaient servir de règle à sa conduite. Je ne sais même si le duc de Bassano, qui lui était donné comme tuteur, a bien compris lui-même la fin de la chose en Pologne, à savoir que l’intention du maître était simplement de chauffer à blanc l’enthousiasme des Polonais, de promener sous leurs yeux le drapeau de l’indépendance, et de les entraîner à se saigner de leur dernier homme et de leur dernier écu, sans prendre aucun engagement envers eux, et en se réservant de faire au dernier moment la paix à leurs dépens. »

Dans l’attente des événemens que faisait entrevoir cette situation, le duc de Broglie passa deux mois et demi en Pologne, tantôt parcourant le pays, visitant les mines de sel Wilizka, et recevant chez le vieux prince Czartoryski, dans le château de Putavy, une digne et touchante hospitalité, tantôt s’enfonçant à Varsovie dans la difficile étude de la langue et de la littérature polonaise. Il essayait d’échapper ainsi à l’inquiétude de l’attente et à l’ennui de l’oisiveté, lorsque, « dans les premiers jours de décembre 1812, un matin, l’ambassadeur, dit-il, me fit appeler ; c’était de très bonne heure. Je le trouvai pâle, défait, consterné. Il me tendit, sans mot dire, le 29e bulletin de la grande armée, le fatal bulletin de la Bérézina en date du 3 décembre ; il l’avait reçu dans la nuit. Cette lecture me fit horreur, quelque préparé que je fusse au pire et malgré les réticences visibles pour l’œil le moins exercé. L’ambassadeur me prescrivit de porter sur-le-champ cette triste communication à M. Otto, notre ambassadeur à Vienne. La mission n’était rien moins qu’agréable, mais ce n’était pas de moi qu’il s’agissait dans un pareil moment. Je fis sur-le-champ mes préparatifs, et dès la fin de la matinée j’étais en route. Je traversai rapidement le grand-duché de Varsovie, plus lentement les provinces autrichiennes. Le bruit de nos désastres s’y était confusément, mais universellement répandu ; le soulèvement des esprits contre la France y éclatait de toutes parts ; j’avais quelque peine à obtenir des chevaux aux postes. Arrivé à Vienne, j’allai droit à l’ambassade ; j’y trouvai M. Otto, homme honnête, serviteur fidèle, esprit sage et modéré, dans une angoisse inexprimable ; il arpentait son cabinet en tout sens, dévoré d’inquiétudes, assiégé de bruits contradictoires. Pour donner une juste idée de son état, il me suffira de dire que le 29e bulletin, qui nous avait, à Varsovie, glacés d’épouvante, lui causa une joie qu’il ne put contenir ; il me sauta au cou, bien qu’il me vît pour la première fois, et il écrivit sur-le-champ au prince de Metternich pour lui annoncer ma venue. Chemin faisant, messager de malheur que