Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ses rapports avec la France, ce n’était pas un homme loyal, c’était un chevalier, et sa fidélité était d’autant plus méritoire qu’il ne se faisait pas la moindre illusion ; il tenait sa cause pour désespérée ; il marchait droit et la tête haute au sort qui l’attendait et qu’il n’a pas tardé à rencontrer. Dans l’habitude de la vie, c’était un grand seigneur du siècle dernier, généreux, libéral, de mœurs faciles, d’un caractère enjoué, adoré de tous ceux qui l’approchaient, camarade de ses aides-de-camp, obéi parce qu’il était toujours le premier au feu, et qu’il partageait toujours avec tout le monde tout ce qui lui tombait sous la main. C’était plaisir de le suivre au champ d’exercice et de le voir dresser ses recrues ; son activité, sa vivacité, sa bonne humeur, son ton soldatesque, lui gagnaient tous les cœurs. Dans le rayon que son corps d’armée occupait autour de Cracovie, il prenait sans façon le premier paysan venu, lui faisait décrasser les mains, couper les cheveux, raser la barbe, et le livrait à un sous-officier qui lui enseignait le maniement des armes ; au bout d’un mois, on lui mettait sur le dos un uniforme bleu ; l’empereur des Français avait en lui un excellent soldat, prêt à tout, propre à tout, ne regrettant rien, ne pensant qu’à vivre et à mourir sous son drapeau. Mais par malheur, à cent pas de là, dans le rayon que l’armée russe occupait, le général Sacken en faisait autant et n’y trouvait pas plus de difficulté ; il mettait la main sur le pareil, peut-être sur le parent du paysan dont il s’agit ; il le débarbouillait et le façonnait à la moscovite, lui mettait sur le dos un uniforme vert ; c’était pour l’empereur Alexandre un excellent soldat, prêt à tout, propre à tout, ne regrettant rien, ne songeant qu’à vivre et à mourir sous son drapeau.

« Hélas, pauvre pays ! »

Au printemps de 1813, la guerre et les négociations recommencèrent à la fois. « Avec une activité vraiment merveilleuse, dit le duc de Broglie, l’empereur avait remis sur pied une armée de cinq cent mille hommes, rappelé de Vienne M. Otto, et nommé M. de Narbonne pour le remplacer. Sur la demande expresse et instante du nouvel ambassadeur, je reçus l’ordre de me rendre auprès de lui. Je partis. La position des affaires à Vienne était critique et précaire. Dans la négociation ou, pour parler plus exactement, dans l’intrigue qui s’y nouait, les intérêts en jeu variaient avec les chances de chaque jour, et les intentions, mobiles à leur tour, visaient à plus d’une fin. Au vrai, personne n’était dupe. L’empereur Napoléon, dans le fond de son âme, n’admettait de paix que celle qu’il dicterait lui-même, le pied sur la gorge de ses ennemis. En offrant à l’Autriche sa part dans les dépouilles de la Prusse et de la Russie, il ne comptait ni l’éblouir, ni l’entraîner ; il négociait pour gagner du temps, pour achever ses préparatifs ; il n’espérait et ne