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apparition ou plutôt de mon aspect étrange, il s’était arrêté à dix pas de moi, très indécis sur ce qu’il voyait, mais me laissant tout le temps de lui fracasser la mâchoire et le crâne par un coup de fusil tiré, comme toujours, presque à bout portant. Quelques minutes après, mes gens arrivaient un à un, timidement, car ils avaient entendu de loin la détonation de mon coup de feu. Pour rien au monde, ils ne voulurent se hasarder sans moi dans le repaire, lequel, comme vous voyez, était assez bien fréquenté ; je les entraînai pourtant à ma suite. J’y retrouvai le tigre tué la veille, et, chargé de mon double butin, je me mettais en route pour faire mon entrée triomphale à Singapour, lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’arrêter.

Je félicitai bien vivement mon compatriote de ses succès, et je le priai de me dire comment il s’était fixé dans cette île.

— Écoutez mon histoire, qui est très courte, me dit M. d’Harnancourt tout en continuant de vider la bouteille qu’il avait devant lui. Je suis fils d’un officier de cavalerie de la première garde impériale. Mon père, ayant été fait prisonnier par les Russes, réussit à s’échapper de la Sibérie et se réfugia en Amérique. A la paix, il y resta pour ne pas mettre son épée au service de la restauration. Hélas ! il se maria, et, si je laisse échapper cette expression de douleur, c’est que de ce mariage naquit l’être errant, toujours à peu près sans feu ni lieu, que vous avez devant vous. Ma mère mourut la première, lorsque j’étais encore enfant, et, quoiqu’elle eût fait graver sur sa tombe, en guise d’épitaphe, cette invitation pressante à l’adresse de mon père : — je t’attends ! — ce ne fut que quinze ans après que ce dernier répondit à son appel… Et ce fut encore trop tôt, car je restai seul au monde ; au lieu de chercher la richesse dans une condition honnête et paisible, je me livrai entièrement au seul amour que j’aie jamais eu en tête, l’amour du mouvement. Depuis trente ans bientôt, sans repos, sans trêve, je n’ai fait qu’une chose, chasser, soit en parcourant les prairies du Far-West à la traque du bison, soit en allant vers les régions glacées du pôle arctique à la piste des renards bleus. Je serais certainement encore dans ces lointaines et belles contrées de chasse, si je ne m’étais souvenu que j’étais d’origine française et de race normande. Je cédai à l’envie, longtemps combattue, de voir l’Europe, et aussi peut-être au secret désir de retrouver en France une famille toute faite. Il y a un an, je m’embarquai à San-Francisco à la destination de Hong-kong ; j’avais l’espoir d’obtenir, dans ce dernier port, un passage pour Marseille à bon marché. Ma mauvaise étoile en décida de tout autre façon : sur le point de toucher à ma première escale, le navire qui me portait vint se briser, à la suite d’un épouvantable typhon, sur les récifs qui entourent l’île chinoise de Formose. Je fus le seul des