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Et il me montra le contrat dont voici le texte :

« En raison de la pauvreté de ma famille, je consens à vendre ma fille, âgée de quatorze ans, à Tu-won-lan-hi, afin qu’il en dispose et prenne soin. Le vingt-quatrième jour de la sixième lune, j’ai reçu pour sa valeur en paiement complet la somme de quatre-vingt-cinq piastres (450 francs).

« Le vingt-quatrième jour de la sixième lune de la dix-huitième année de Hien-tung (9 août 1868).

« Ont signé :

« THANG-TING, père de la jeune fille.

« Madame YAP-TANG-KO, entremetteuse.

« TCHEN-TCHEN-TCHANG, écrivain chargé de la rédaction de l’acte de vente. »


La conversation roula quelque temps sur les mœurs du pays. Mon interlocuteur m’expliqua qu’en dehors des femmes de luxe qu’ils peuvent acheter, les Chinois ont une épouse véritable ; les enfans de cette dernière héritent seuls de la fortune du père. Quand j’en vins à lui parler de l’abandon des enfans, dont nos missionnaires font un tableau si révoltant, il s’emporta. A l’entendre, cet usage barbare n’avait lieu que dans certaines provinces, aux époques de famine, qui ne sont que trop fréquentes dans ce vaste pays. Les mères, disait-il, n’exposent les nouveau-nés que lorsqu’elles sont dans l’impossibilité de les nourrir.

J’ai vu Canton et les environs, j’ai navigué sur le grand fleuve auprès duquel cette ville est bâtie, je n’y ai rien vu qui pût révolter la nature. Je ne crois à l’abandon des enfans chinois que dans les cas extrêmes indiqués par mon interlocuteur de Hong-kong. On a dit que les enfans contrefaits étaient les seuls qui fussent exposés. Ce seraient donc ceux-là que les directeurs de l’œuvre de la Sainte-Enfance auraient fait recueillir ? Il n’en est rien. J’ai visité les écoles du père Burelle à Singapour, celles des jésuites et des lazaristes à Shang-haï ; je n’y ai vu aucun être difforme. Les directeurs des Missions-Étrangères ont fait de l’abandon des petits Chinois un drame plein de larmes, qui émeut le cœur des mères françaises, et on sait que, lorsque leur pitié est éveillée, on peut leur demander de l’argent. C’est avec l’aumône considérable, recueillie centime par centime, qu’on dirige de France sur la Chine une foule de jeunes gens préalablement préparés à l’éventualité d’une affreuse destinée. Beaucoup y vont chercher le martyre ; j’en ai connu plusieurs qui étaient de très bonne foi ; leur pauvreté était flagrante, et leur exaltation sans bornes, par conséquent dangereuse. Quelques-uns, avec une permission spéciale des directeurs,