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cependant se priver du vif plaisir de fureter dans les boutiques. Dans toutes celles où vous entrerez, l’accueil des Chinois sera, quoique cordial en apparence, empreint d’une politesse défiante ; mais, si vous acceptez la tasse de thé qu’ils ne manqueront pas de vous offrir, vous les rendrez heureux. Sommes-nous bien en droit d’attendre de ce peuple toujours maltraité par nous une réception simplement polie ? Non, certainement ; nous avons dévasté ses palais, forcé ses murailles, aidé les Anglais, ses durs ennemis, dans une guerre inique, et, enveloppés dans la haine qu’ils inspirent, nous avons dû recourir pour nous défendre à de sanglantes représailles. Aussi dans cette ville de Canton si remplie de bruit et d’éclats de rire, le nom français ne peut être prononcé sans raviver de terribles souvenirs. Qu’on en juge.

C’était en 1858 ; à Hong-kong régnait une vive terreur. Les boulangers indigènes, pour se défaire en un seul jour des Anglais, avaient, d’un commun accord, empoisonné leur pain. Plusieurs résidens périrent, et ceux qui échappèrent durent leur salut à ce que les boulangers, plus haineux qu’habiles, mirent dans leur farine une trop forte dose d’arsenic. A Canton, les étrangers ne pouvaient s’éloigner des factoreries sans risquer d’être assassinés ; les immenses docks furent détruits par le feu. Tous les matins, les escadres alliées en rade dans le port envoyaient des hommes dans la cité, jusqu’à cette époque interdite aux Européens, pour approvisionner la table des officiers ; il était rare que tous les deux ou trois jours un Anglais de service ne manquât pas à l’appel. Par une curiosité fatale, il se laissait isoler de ses camarades, puis alors, saisi par des soldats chinois, des braves, comme ils s’intitulent, l’imprudent était massacré en pleine rue. En vain l’amiral de la flotte anglaise menaça de représailles les autorités de Canton, en vain il réclama la punition des coupables, rien n’y fit ; les assassinats continuaient. Un jour, cinq ou six hommes d’une frégate à vapeur française descendirent à terre ; au détour d’une rue, l’un d’eux disparut ; on le retrouva décapité. Quand ce crime fut connu à bord de la frégate, le second, — et c’est de sa propre bouche que je tiens ce récit, — réunit aussitôt cinquante hommes de bonne volonté, les arma de revolvers et de haches, et descendit avec eux à terre. Arrivée à la rue où le crime avait été commis, la troupe en ferme les deux issues, puis on fouille les maisons, et l’on tue les habitans. Un seul échappa ; ayant essuyé sans être atteint dix coups de feu, il n’en cheminait pas moins sur la voie sans hâter son pas et sans regarder derrière lui. « Je le fis épargner, me dit l’officier, émerveillé de tant de courage. Je courus sur lui, et, lui frappant avec la paume de ma main un rude coup sur l’épaule, je vis cet