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homme étonnant me regarder avec un pâle sourire, et sans que je sentisse sous mon étreinte brutale un seul frisson agiter son corps. J’essayai de lui faire comprendre mon admiration ; il parut s’en soucier très peu, je dois l’avouer. Je me hâtai de le confier à deux de mes hommes qui empêchèrent qu’on ne lui fit aucun mal. » Depuis ce jour, à la suite de cette effroyable punition, blâmée énergiquement, il faut le reconnaître, par la presse anglaise de Hong-kong et de Shang-haï, les étrangers peuvent s’aventurer, même seuls, dans les rues de Canton.

Chu-kian, qui n’avait pas interrompu ses visites aux maisons d’opium lorsque je lui fis connaître mon désir d’aller à Macao, m’offrit de m’y faire conduire par le fleuve et par mer. Il mettait à ma disposition une de ses embarcations pontées pouvant très bien tenir la mer ; il voulut même, pour plus de sûreté, choisir en personne l’équipage. — Ce sera un voyage de dix heures, me dit-il, si, comme tout le fait supposer, en sortant du Kouang-toung, le vent ne vous est pas contraire. — J’acceptai. Pour le remercier, je lui donnai, avec un objet d’Europe, le bon conseil de briser ses pipes. Il promit tristement, mais sans énergie. Au départ, Chu-kian donna des fusils à l’équipage, composé de six hommes. Il me recommanda de ne pas éveiller la cupidité des pirates en me montrant hors de ma cabine, si au large nous rencontrions des jonques suspectes ou des bateaux pêcheurs. — Ces derniers se reconnaissent aisément, me dit-il, à leur usage de se réunir par groupes de trois ; ils peuvent, grâce à cette organisation, se porter mutuellement secours en cas de gros temps, ou se transformer de pêcheurs en pirates, si l’occasion est jugée propice à un coup de main.

Le voyage se fit sans incident, et la mer jusqu’à mon arrivée fut tout à fait calme. L’équipage ne me donna ni crainte ni ennui. J’avais d’ailleurs gardé auprès de moi toutes les armes, placées au départ dans la chambre qui m’était réservée et où j’aurais pu m’enfermer en cas d’attaque. Je débarquai à Macao par un soleil splendide sur la plage sablonneuse appelée Praya-grande. En face s’élève la ville, sur les hauteurs, on distingue quelques villas, résidences d’été des riches négocians de Hong-kong. La rade, fort belle, est dominée d’une façon pittoresque par de grands massifs de verdure, des rochers abrupts, dans la solitude desquels Camoens acheva ses Lusiades.

J’ai déjà dit plus haut mon opinion sur les métis des colonies portugaises d’Asie : ce n’est point ce que j’ai vu à Macao qui la modifiera. Où trouver en effet une population native plus laide, plus entièrement livrée à la prostitution, un clergé plus ignorant, un commerce plus ténébreux et moins avouable ? Un drapeau tricolore