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flottant sur un hôpital français où sont soignés les marins malades de notre station de l’Indo-Chine semble protester fièrement contre tant de bassesse.

Je viens de raconter la tuerie qui eut lieu dans une des rues de Canton, les hécatombes du mandarin Yeh, et voilà que je vais être forcé de nouveau, et tant que je serai en Chine, de relater presque à chaque page des scènes lugubres. Ce n’est pas, qu’on en soit convaincu, pour offrir au lecteur des récits hauts en couleur, mais il faut bien qu’on sache comment l’Europe se comporte avec ce peuple auquel on s’intéresse, sans l’aimer ni l’estimer, lorsqu’on le connaît mieux et qu’on l’étudie chez lui. Il faut montrer combien ces malheureux Asiatiques ont le droit de se défier de nous, combien était naturel en eux cet instinct de conservation qui leur faisait si fort redouter de voir leurs murailles, éventrées par nos canons, laisser pénétrer chez eux, comme un flot dévastateur, l’opium et les traitans avides. On doit comprendre la colère qu’ils ressentent lorsqu’ils voient des étrangers de toutes les nations, Portugais, Espagnols, Anglais, Français, venir sous un prétexte religieux s’immiscer dans leurs affaires intérieures. Déjà une fois les jésuites avaient eu une grande prépondérance dans l’extrême Orient, principalement à Pékin, à Siam, au Japon et aux îles Philippines. Ces religieux furent cependant invariablement chassés de ces colonies après y avoir joui d’une influence considérable ; il faut bien croire que ce n’est pas seulement pour avoir prêché la parole de Dieu. Les hauts fonctionnaires chinois ne peuvent se décider à reconnaître un caractère sacré aux missionnaires ; pour eux, ce sont des ennemis ; ils ne sont retenus que par la crainte de nos canons, toujours au service de ces émissaires religieux.

Et maintenant suivez-moi dans l’intérieur de ce sombre logis assez semblable à une lourde construction vénitienne. Pénétrez, si vous l’osez, dans cette cave humide et obscure. Que voyez-vous derrière les barreaux en bambou de cette cage immense ? Des hommes. Ils sont à peine vêtus d’un caleçon et d’une veste en cotonnade bleue sans manches. Couchés sur un sable gris où pullulent les poux de terre, les puces de mer, les cancrelats et des myriapodes de la plus dangereuse espèce, ils attendent leur embarquement pour les chaudes contrées où aujourd’hui le coulie remplace l’esclave africain. La traite, car c’est bien la traite, n’a changé que la couleur de la marchandise. On a trouvé ces malheureux dans quelques districts ravagés par la famine, sur le talus de quelque rivière desséchée ; avec le seul appât d’un bien-être immédiat, d’un gai séjour à Macao ou à Canton, on leur a fait signer un contrat qui les lie pendant six ans à un planteur inconnu. Lorsque