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VI

Lorsque j’arrivai sur l’immense estuaire où se trouve le port de Shang-haï, il n’y avait pas plus de cinquante-sept jours que je m’étais embarqué à Southampton sur le Ripon. On a toutes les peines du monde à s’imaginer qu’on a vu en si peu de temps un tel nombre de pays différens et de races diverses. Cette surface terrestre, dont vous venez de franchir la moitié, vous apparaît soudainement pour ce qu’elle est en réalité, un théâtre bien réduit pour les exploits que nous avons l’orgueilleuse prétention d’y accomplir. Vues à cette distance, les ambitions de quelques individualités audacieuses d’Europe, nos grandes tueries d’hommes, décorées du nom de guerres par des fous impies ou des thugs couronnés, se réduisent aux petites proportions de la scène étroite où elles se passent. Autrefois l’action ou le rayonnement de tous ces faits ne s’étendait pas beaucoup au-delà des points qui les voyaient s’accomplir. La fondation, au XIIe siècle, du vaste empire de Gengis-Khan, empire qui dominait de la mer Caspienne à la mer de Chine, n’a pas plus troublé l’Europe que les victoires et conquêtes de Napoléon Ier n’ont troublé l’Asie au XIXe siècle. Il n’en sera plus ainsi aujourd’hui, grâce à la vapeur, à l’électricité surtout, qui peut parcourir le monde en quelques heures, lui apporter la paix ou la guerre, la fortune ou la ruine, la nuit ou la lumière. En nous connaissant mieux, nous devenons chaque jour plus solidaires les uns des autres, et cela est vraiment heureux, car si une secousse qui aura son origine en Occident doit ébranler aussi l’Orient, peut-être y regardera-t-on à deux fois avant de la donner. Plus les rapports entre les peuples seront fréquens et rapides, plus peut-être l’humanité s’approchera, malgré des déceptions terribles et en dépit de ce qui paraît nous en éloigner, du but mystérieux qu’elle cherche douloureusement depuis tant de siècles.

Toutes ces réflexions naissaient à la fois dans mon esprit en me trouvant au milieu de l’activité prodigieuse, mais pacifique, qui règne sur les quais de Shang-haï, au milieu des innombrables balles de soie et des caisses de thé que je voyais embarquer pour l’Occident sur la rivière Houang-pou et rejoindre la mer par le Fleuve-Bleu, le Yang-tse-kiang. Ici se fait la grande exportation de ces produits du Céleste-Empire ; elle s’élève annuellement à 40,000 balles de soie et à 50 millions de livres de thé ; d’ici partent encore les émigrations « libres » des Chinois pour la Californie. Le croira-t-on ? à Shang-haï, comme à Hong-kong, comme à Canton, vous chercheriez vainement plusieurs maisons françaises de