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frapper contre une glace qu’il étoila. M. d’Ornis se pencha et crut apercevoir une ombre qui s’enfuyait à travers le jardin. Ayant refermé son volet, il ramassa le caillou, autour duquel était enroulé un billet qui contenait ces mots :

« Monsieur le comte, je me suis rendu possesseur de la déclaration que vous avez écrite dans la nuit du 26 février 1867. Si demain matin vous n’avez pas quitté Ornis pour n’y revenir qu’à la demande et sous le bon plaisir de votre femme, après demain le procureur impérial de Beaune recevra ma visite. — Joseph Noirel. »

Pris de stupeur, M. d’Ornis se laissa tomber sur le bras d’un fauteuil ; il y était encore au matin. Pareil à un nageur épuisé qui a cru sentir la terre sous ses pieds et que la vague reprend et remporte, à peine avait-il entrevu sa délivrance prochaine, qu’elle lui échappait, et son malheur s’aggravait. Ce redoutable papier qui l’accusait, il s’était flatté un instant de le racheter et de le détruire ; il venait de découvrir que ce papier était aux mains d’un homme qui ne se laisserait pas acheter. Que voulait-il, cet homme ? Il avait l’air de le savoir trop bien lui-même ; apparemment il portait en son cœur un amour et une haine qu’il s’était juré d’assouvir au péril de sa vie. On peut avoir raison d’un Bertrand ; on n’a pas raison d’un Joseph, d’un amoureux, d’un fou…

Quand M. d’Ornis eut enfin secoué sa douloureuse torpeur, la première idée qui lui vint fut de courir après Joseph, de le prendre à la gorge et de le tuer. La seconde fut de tuer Marguerite ; n’était-ce pas elle qui l’avait plongé dans l’abîme où il se voyait ? Il ne s’arrêta pas longtemps à ces résolutions forcenées ; la raison l’emporta sur sa rage, et sa prudence eut le dernier mot. Il fit taire son orgueil, se détermina, toute réflexion faite, à partir incontinent pour Paris, non sans esprit de retour ni sans caresser l’espoir d’une prompte et formidable revanche. Le billet de Joseph, qu’il ne cessait de relire, lui semblait respirer une sorte de candeur presque enfantine dans l’insolence ; il en augurait favorablement pour le succès de ses desseins. — Soit, se dit-il, je laisserai le champ libre à ces imprudens, je choisirai mon heure, je les surprendrai, et ils seront à moi.

Il sonna son valet de chambre, lui fit préparer ses malles, l’envoya commander une voiture, régla quelques affaires courantes, écrivit à sa femme deux mots qu’on devait lui remettre après son départ, et à dix heures précises il prenait la route de Blaizy-Bas, station du chemin de fer la plus rapprochée pour qui se rend d’Ornis à Paris.