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XVIII.

Joseph Noirel était revenu d’une seule traite de Genève à Ornis, où il arriva vers minuit, recru de fatigue, affamé. Dès qu’il eut dévoré un chanteau de pain, se glissant dans le potager, il avait aperçu de la lumière et entendu un bruit confus de voix dans la chambre de Marguerite. Il réussit à grimper sur le toit de l’auvent. Quelques lambeaux de phrases, quelques mots épars ayant frappé son oreille, il avait à peu près deviné le reste. Se laissant couler à terre, il avait ramassé un caillou, attaché un billet à ce caillou, attendu son moment, et sa missive était parvenue à son adresse.

Il était au matin dans le petit bois quand passa sur la route de Blaisy-Bas la voiture qui emmenait le comte d’Ornis. Caché derrière un fourré dont il écarta les branches, il suivit des yeux cette voiture qui lui avait obéi. Il éprouva un transport de joie ; son succès dépassait son attente. Il abaissa sur ses mains un regard d’orgueilleuse complaisance ; il leur avait promis qu’il leur donnerait des destinées à gouverner, des marionnettes à faire danser : il leur avait tenu parole.

S’étant enfoncé dans le bois, il coupa une branche de frêne dans laquelle il se tailla un bâton pour remplacer celui qu’il avait brisé l'avant-veille. De ce bâton, dont il faisait le moulinet, il saccageait en marchant les broussailles, abattait sans pitié les branchages qui dépassaient l’alignement et empiétaient sur le chemin. Il allait ainsi chantant, sifflant, laissant derrière lui le sentier jonché de scions et de broutilles. Je ne sais à quoi il pensait, ni ce que représentaient à ses yeux ces exécutions, Peut-être croyait-il voir des têtes au bout de ces rameaux que fauchait son bâton. L’histoire ne dit pas à quoi servit ce carnage, ni si le taillis s’en porta mieux.

Quand sa joie massacrante se fut évaporée et qu’il eut la tête moins chaude, il devint pensif. Il gagna l’endroit le plus écarté du bois, comme s’il avait eu besoin d’environner d’un impénétrable silence le conseil qu’il se disposait à tenir avec lui-même. Ayant avisé une souche couchée à terre, il s’y assit et resta là plus d’une heure, le corps penché en avant, creusant le gazon avec sa canne, tandis que son esprit creusait une pensée. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien encore, et cependant il avait hâte de le savoir. Il s’interrogeait, délibérait, consultait. Deux jours auparavant, un homme lui avait dit : — Se peut-il bien faire que Joseph Noirel ait osé lever les yeux sur Marguerite Mirion ! — Et cet homme lui avait appliqué un soufflet. Quand il y pensait, le rouge lui montait à la joue, son œil s’allumait, et un serpent le mordait au cœur. Dans le grand débat