Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/505

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que soutinrent devant lui son bon et son mauvais génie, l’avocat de l’orgueil et de la vengeance, l’éternel plaideur des mauvaises causes, fit un terrible usage de ce soufflet. Il en parlait avec une désolante éloquence, et malheureusement il parlait à un amoureux. Il est facile à une folie d’en persuader une autre. Cependant lorsque Joseph se leva pour aller trouver Marguerite, il n’était pas encore bien sûr de ce qu’il ferait.

Il franchit la passerelle, traversa le parc à grands pas, et, sans prendre de précautions, se dirigea droit vers le salon dont jadis la douairière lui avait interdit l’entrée. Au moment où il y pénétrait par une porte, Marguerite entrait par l’autre. Elle jeta un cri en l’apercevant, et courut à lui : — Est-ce vous qui avez fait ce miracle ? lui demanda-t-elle.

Marguerite avait passé toute la nuit dans de perpétuelles alertes, s’attendant à voir se rouvrir sa porte. Le matin était venu, et ses craintes, plus cruelles que tout ce qu’elle avait souffert jusqu’alors, ne s’étaient point dissipées. À quoi se résoudre ? quel parti prendre ? Le projet le plus raisonnable qu’elle avait formé était de s’enfuir, de s’en aller droit devant elle sans savoir où, et, si elle réussissait à trouver le bout du monde, de s’engager comme servante chez un journalier et d’écurer sa vaisselle, à la seule condition que personne ne l’appellerait par son nom. Elle en était là quand on lui remit un billet de M. d’Ornis ainsi conçu : « Je me décide à partir ; je vais à Paris. J’en reviendrai lorsque vous m’exprimerez le désir de me revoir. Si vous aviez à m’écrire, adressez vos lettres au Grand-Hôtel. » Elle avait relu dix fois, sans en croire ses yeux, ces deux lignes qui lui annonçaient une délivrance inespérée. Il était dans son caractère de s’abandonner tout entière à l’impression du moment. La bonne nouvelle qu’elle venait de recevoir lui fit oublier pendant quelques heures toutes ses détresses, toutes les sombres misères de sa vie. La pauvre enfant ressemblait à un joueur qui s’est assis devant le tapis vert les poches pleines d’or et de bijoux ; il a tout perdu, le voilà ruiné, et il aperçoit en sortant un vieux sou dans la poussière du chemin ; il le ramasse, le porte à ses lèvres, ces deux liards lui tiennent lieu de bonheur et d’espérance. En vérité, Marguerite se sentait désormais capable de l’aimer, ce funeste château où les destins l’avaient écrouée avec défense d’en sortir, car elle pourrait aller et venir dans sa prison sans y rencontrer un visage dont elle avait horreur, sans avoir à lui parler, à lui répondre, sans avoir à défendre contre lui ses nuits et ses sommeils.

Au moment où Joseph la vit entrer dans le salon, elle l’étonna par l’éclat de son regard et de ses couleurs, elle lui parut ressuscitée. Pour reprendre, cette fleur qui pliait sous le poids du jour