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première verdure des peupliers ne faisait que de poindre ; ces tard-venus qui s’empressaient, crainte de manquer la fête, semblaient reprocher à leur sève ses lenteurs. Les noyers, les platanes ne bougeaient pas encore ; les chênes n’avaient pas même achevé de dépouiller leurs feuilles mortes, et regardaient au travers d’un rêve la fraîcheur des gazons, les buissons verdissans, la soudaine apparition des violettes qui pointaient à leurs pieds et dont le parfum subtil étonnait leur sommeil. Partout la vie adressait à la mort ses défis, et la mort ressentait un secret désir et une espérance de revivre.

Ces deux enfans qui devaient mourir ne songeaient pas à saluer l’éternel césar, cette nature toute-puissante dont la volonté souveraine se joue de ses créatures, ne les enfante que pour les détruire, et, réchauffant des cendres froides, fait jaillir de ses destructions de nouveaux enfantemens. Ils marchaient le long de la rivière, et leur distraction traversait et coudoyait une fête sans la voir. Parfois ils se regardaient, et il leur prenait un frisson. L’un était comme ivre à la fois de remords, de douleur et d’espérance ; l’autre sentait sur ses épaules le poids de sa destinée, et croyait entendre dans les bois les battemens effarés d’un cœur qui ne vivait plus que par l’inquiétude. Dieu sait pourtant qu’il n’y avait rien au fond des bois que le printemps, qui s’occupait d’y rassembler son orchestre, et des oiseaux, qui, avisés de sa venue, se hâtaient d’essayer leurs voix et d’accorder leurs instrumens, sans se douter que le malheur passait par là. Qu’importait ce passant à leurs divines insouciances d’artistes ?

Au coup de midi, Joseph laissa Marguerite dans la retraite qu’ils s’étaient choisie ; il remonta au village, allant à la provende, car ils avaient résolu de ne point mourir de faim. Quand il eut atteint le haut du coteau, il s’arrêta dans un endroit d’où son regard embrassait toute la vallée, Genève d’un côté et les trois tours de sa cathédrale, Mon-Plaisir de l’autre et l’avenue de poiriers qui y conduit. Il resta quelques minutes immobile, les cheveux au vent, contemplant cette vallée, lui montrant son orgueil qui étincelait dans ses yeux, l’ivresse de son triomphe, sa joue qui ne se souvenait plus d’avoir été souffletée, ses deux mains qui semblaient tenir une proie. Il se flattait de maîtriser les destins, de le posséder à jamais, ce bonheur qu’on lui avait si âprement disputé, et ce bonheur le vengeait de tous les mépris. Il n’avait qu’un regret, lequel était cuisant : on n’avait pas l’air de savoir. Il aurait voulu prendre un porte-voix et crier : Elle est à moi ! et qu’on l’entendît à Mon-Plaisir, qu’on l’entendît à Genève, de telle sorte que les uns en pleureraient de rage, que les autres agiteraient leurs chapeaux en signe