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silencieuses, sans trompettes ni tambours, Sans un cri, sans cliquetis d’armes, les longues colonnes de ses fantassins et de ses cavaliers, quand ses éclaireurs paraissaient la carabine au poing, les plus fermes sentaient battre leur cœur. Cependant les hommes entraient dans les maisons et s’y installaient, ils s’occupaient de la nourriture et du coucher ; ceux qui étaient fatigués s’étendaient dans quelque coin, les malades demandaient des soins ; tous paraissaient bourrus et maussades. Néanmoins, comme on s’attendait à être battu et chassé de chez soi, on commençait à respirer ; on remarquait avec plaisir que leurs officiers affectaient une certaine politesse ; on se sentait protégé par la discipline allemande, qui faisait l’admiration et l’envie de ceux qui avaient vu, quelques jours avant, passer les troupes françaises. Cette première impression ne durait guère. On s’apercevait bientôt que le seul moyen de garder quelque tranquillité était d’obéir à toutes les volontés du soldat, à tous ses caprices et « tout de suite. » Ceux qui ne savaient que dix mots de français savaient ces trois mots : tout de suite. A la moindre hésitation, on voyait grincer les dents noires de ces rougeauds ; à la moindre désobéissance, les coups de plat de sabre pleuvaient, et le récalcitrant était expulsé de chez lui à la baïonnette. Si la désobéissance était de nature à compromettre la sécurité de l’ennemi, il n’y avait qu’une peine, le fusillement : ce mot nouveau a été créé par les envahisseurs pour les besoins quotidiens de leur conversation avec les vaincus. On n’en finirait pas, si l’on voulait conter tous les épisodes de cette guerre atroce ; d’ailleurs le monde entier connaît aujourd’hui les procédés de nos ennemis. Le département de l’Aisne a eu ses victimes, dont nous ne dirons pas les noms obscurs ; il suffit qu’on se souvienne là où elles sont tombées, et nous en savons plus d’une qui ne sera pas oubliée. Dans l’application du système de terreur qu’il faisait peser sur le vaincu, l’envahisseur n’a pas une fois cédé à la pitié ; le sang-froid qu’il gardait dans l’exécution de ce qu’on appelle les lois de la guerre montrait qu’il était implacable. Magistrat d’une nouvel espèce, il a, comme dans un code prévu, classé ce qu’il appelle des délits et des crimes ; il les a frappés d’une peine édictée d’avancé, et qui n’est point révocable. Nous savons qu’on peut tout craindre de la furie française, mais on peut tout espérer de la générosité française, il n’y a pas de furie, mais il n’y a pas non plus de générosité allemande. La crainte des chatimens qui atteignaient toute velléité de résistance, la conviction trop justifiée qu’on avait dans les pays envahis qu’une défense sérieuse était impossible, puisque les dernières forces de la France étaient enfermées dans Paris, décourageaient la population On en vint à redouter comme une calamité le voisinage des francs-tireurs dont les compagnies n’étaient du reste, à quelques