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avoir une autorité sans bornes. « Or sachez, ajoutait-il, que le roy peut faire ordonnances et constitutions[1]. » Dire que le roi avait le droit de faire des lois par sa seule volonté, c’était s’écarter étrangement des principes des siècles antérieurs, mais c’était se conformer aux principes de la Rome impériale. Le jurisconsulte trouvait dans les livres romains : quidquid principi placuit legis habet vigorem, et il écrivait à son tour : « Ce qui plaît au prince vaut loi[2], » sans voir combien il s’éloignait en cela du droit public du moyen âge. Comme ces légistes trouvaient dans les lois romaines que la personne du prince était sacrée et divine, ils transportèrent cette opinion dans leurs écrits ; l’un d’eux définissait ainsi le sacrilège : « crime de sacrilège est de croire contre la sainte foi de Jésus-Christ et de faire ou dire contre le roi[3]. » Dans la société féodale, le roi n’avait été que le premier parmi les seigneurs ; cela est si vrai qu’il pouvait, tout en étant roi, se trouver vassal et être astreint à prêter hommage. Les légistes firent du roi un être d’une nature supérieure et presque surhumaine ; ils conçurent la suprématie royale comme un dogme et une sorte de religion. Or ce dogme ne resta pas dans leurs esprits ou dans leurs livres à l’état de théorie pure ; ils l’établirent en pleine pratique sur le terrain des affaires et de la jurisprudence ; ils le proclamèrent dans les plaidoiries des avocats, ils l’écrivirent dans les arrêts des juges, toute la justice en fut remplie. Ce ne fut pas seulement un principe abstrait, ce fut une vérité quotidiennement appliquée qui se mêla à toute l’existence et qui s’installa au cœur de tous les intérêts. Faut-il s’étonner après cela que la monarchie ait grandi sans mesure ? L’ambition et la force n’ont pas fait tout cet ouvrage, car cette royauté fut longtemps pauvre et sans soldats. L’habileté n’y a pas eu non plus la plus grande part, car tous ces rois n’ont pas été habiles, et cependant la puissance royale, même sous les plus incapables, même sous Charles VI, a toujours grandi. Ce progrès continu et irrésistible tient à des causes plus générales, et parmi elles il faut sans doute mettre au premier rang les efforts de la puissante classe des légistes et l’action incessante de la justice.


II. — COMMENT LA MAGISTRATURE DEVINT UN CORPS INDEPENDANT.

Cette magistrature que nous avons vue se former obscurément au XIIIe siècle fut d’abord ce qu’on peut imaginer de plus dépendant et de plus subordonné. Représentons-nous le moment où, dans

  1. Bouteiller, Somme rurale, livre II, titre 1er.
  2. Livre de justice et de plet, p. 9.
  3. Bouteiller, Somme rurale, livre Ier, titre 28.