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objet de spéculation. Il fut presque impossible d’y conserver le désintéressement ; la probité n’en fut pas exclue, mais elle devînt difficile. Les magistrats intègres de cette époque ont été présentés à l’admiration de la postérité comme des héros. Nous pouvons croire en effet que cette intégrité, qu’on louerait à peine aujourd’hui, touchait alors à l’héroïsme ? elle ne pouvait pas être la vertu du grand nombre. Bodin nous dit en parlant de la justice de son temps : « Les épices y sont merveilleusement âpres, sans compter les corruptions et présens qu’il faut faire. » Henri VI était encore plus franc ; il dit un jour dans une harangue publique : « Dans tous les parlemens, la justice se vend ; je le sais pour avoir aidé moi-même à boursiller. » A la vérité, Il voulait bien faire une exception pour le parlement de Paris, devant lequel il parlait. Plus tard, Racine et Molière ont dit sur la scène ce que tous leurs contemporains pensaient de cette magistrature ; La Bruyère observait qu’il n’était pas tout à fait impossible qu’un homme de qualité perdît un procès.

Si l’on veut croire que ces juges ne songeaient pas en général à s’enrichir aux dépens de l’équité, il est sûr du moins qu’ils s’enrichissaient aux dépens des plaideurs. Ils faisaient payer leurs audiences et leurs arrêts absolument comme les notaires faisaient payer leurs écritures et les avocats leurs plaidoiries. Toute cette justice était à la charge des justiciables et leur coûtait fort cher ; la fable de La Fontaine, qui nous semble aujourd’hui une boutade, était alors l’image fort exacte de la vérité. Souvent les rois réduisaient les épices, c’est-à-dire les honoraires que chaque plaideur devait aux juges, et ils fixaient un maximum ; mais au bout de peu d’années la royauté avait besoin d’argent : elle en demandait à la magistrature, qui lui en donnait soit sous forme d’emprunt, soit sous forme de retenue de gages, mais toujours à la condition ! qu’il lui fût permis d’élever le taux des épices. Ainsi le gouvernement pressurait périodiquement la magistrature en lui laissant le soin de se rattraper sur les justiciables. Pour que la justice fût très productive, il fallait qu’elle fût lente à proportion ; on compliqua donc la procédure, on allongea les procès ; on imagina tout un enchaînement d’exploits, d’instances, de productions, d’appointemens, d’arrêts interlocutoires, et tout cela se payait. La justice ne marcha plus qu’en louvoyant, qu’en faisant mille détours, au grand détriment de la fortune et de la moralité du public. Le devoir des juges, disait La Bruyère, est de rendre la justice, leur intérêt est de la différer. Un ambassadeur vénitien, Marino Cavalli, écrivait dans son rapport sur l’état de la France : « Ici, une cause de mille écus en exige deux mille de frais et dure dix ans. » Plus tard, l’intègre Lamoignon lui-même disait sans aucun scrupule que les magistrats