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chambre des députés prit l’alarme, et fit une démarche solennelle pour me presser de rester aux affaires et de maintenir sa politique. Je restai, et l’année suivante je trouvai le duc de Broglie toujours aussi fidèle à me soutenir, quoique je n’eusse pas suivi son conseil. Lui seul pouvait amener à bonne fin, en Angleterre, l’importante question du droit de visite en mer pour l’abolition de la traite des nègres, objet depuis deux ans de tant de débats. A ma demande, il accepta sur ce point une mission temporaire, et il se rendit en mars 1845 à Londres, où, grâce à la considération dont il y jouissait, à l’habile bon vouloir de lord Aberdeen et au loyal concours de M. de Sainte-Aulaire, alors notre ambassadeur ordinaire en Angleterre, il réussit pleinement à délivrer la France de cette stipulation qui excitait si vivement, non sans un peu d’excès, la susceptibilité nationale. Deux ans plus tard, en mai 1847, M. de Sainte-Aulaire demanda sa retraite, et le duc de Broglie consentit à le remplacer. La France ne pouvait avoir en Angleterre un représentant plus digne, plus vigilant et plus accrédité auprès du pays et du gouvernement avec qui il avait à traiter. Ce ne fut pas sa faute si, en 1847, il ne réussit pas aussi bien auprès de lord Palmerston, à propos des affaires de Suisse, qu’il avait réussi en 1845 auprès de lord Aberdeen à propos du droit de visite. Les temps et les hommes étaient changés. J’ai raconté avec détail dans mes Mémoires[1] ces deux négociations, et je n’ai garde de les reproduire ici.

Le duc de Broglie avait, eu, au commencement de cette époque, d’autant plus de mérite à se préoccuper sérieusement des affaires publiques, qu’il venait de faire la plus grande perte et de subir la plus douloureuse épreuve qui pût l’atteindre dans sa vie privée ; la duchesse de Broglie mourut le 22 septembre 1838 d’une fièvre nerveuse. Il m’écrivit le lendemain : « Vous venez de perdre une excellente amie, et moi toute ma part de bonheur en ce monde. » Je savais tout ce qu’il y avait pour lui dans ces paroles ; nul homme n’était moins excessif dans ses sentimens ni plus contenu dans la façon de les exprimer. Quinze jours après, le 8 octobre 1838, il m’écrivait en vrai chrétien : « Maintenant mes anxiétés sont finies, je suis face à face avec le vide ; chaque jour, j’en mesurerai davantage la profondeur. Dieu soit béni de toutes choses ! Il n’agit que pour notre bien. » Quinze jours encore après, le 20 octobre, il commençait à reprendre intérêt à la vie et aux affections de famille. « Le temps marche, mon cher ami, m’écrivait-il, et j’espère que nous nous reverrons bientôt. Notre intérieur est aussi bien ou du moins aussi

  1. Tome VI, p. 130-241, et t. VIII, p. 416-517.