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coup d’état, d’un crime contre la paix des nations, qui va mettre aux mains deux puissans empires ? Il est arrivé simplement que Hume a conduit Rousseau en Angleterre, l’a fait accueillir chez un ami, a demandé pour lui une pension au roi George, et que Rousseau pour le remercier rejette ses services d’une manière outrageante. D’où vient l’inquiétude de Mme de Boufflers ? pourquoi les reproches si vifs qu’elle adresse à l’un et à l’autre ? S’il est vrai, comme le dit Mme Du Deffand, qu’elle reste neutre, qu’elle attend d’où le vent viendra, se réservant d’être « pour le parti duquel il résultera le plus de célébrité, » il faut bien croire que cette querelle est une grosse affaire dans les deux pays. Si au contraire elle est sincère, ce qui n’est guère douteux pour ceux qui la connaissent, nous sommes en présence d’un éclat « qui scandalise, qui divise les esprits, comme elle dit dans la même lettre à Hume, qui fait faire des réflexions injurieuses, et renouvelle les clameurs contre les philosophes et la philosophie. » Cette querelle n’était donc rien moins qu’une crise, une sorte de guerre civile dans un parti où le public français n’était pas seul intéressé.

Les classes intellectuelles de tous les pays civilisés prenaient part à ce mouvement appelé philosophique, mais qu’il eût été bien difficile de définir. Il consistait non dans le système sensualiste ou spiritualiste, bien que le premier fût prédominant ; chacun y introduisait sa théorie. C’était beaucoup moins une doctrine commune qu’une manière de penser sans entraves, une convention pour l’affranchissement des idées, une franc-maçonnerie de tous les esprits qui prétendaient s’élever au-dessus du vulgaire. Cette liberté sans frein pouvait aboutir à la négation de l’âme humaine ou de Dieu, mais le développement naturel en était tout uniment le scepticisme. Il s’agissait non pas de tenir pour vrai tel ou tel système, mais de combattre tous ceux qui étaient conformes aux croyances établies. À ce compte, il suffisait d’apporter un doute nouveau ou de confirmer les anciens pour faire partie de la grande fraternité philosophique. C’est pourquoi Rousseau, qui croyait en Dieu, et Hume, qui ne croyait à rien, étaient citoyens de la même république intellectuelle. L’un et l’autre y trouvaient un appui nécessaire. Rousseau était défendu contre l’archevêque de Paris et surtout contre les pasteurs genevois par les nombreux disciples que la philosophie comptait dans les rangs de la noblesse française. L’extrême popularité dont Hume jouissait en France lui assurait une retraite dans le cas où la réaction religieuse dans son pays viendrait à l’inquiéter malgré sa prudence.

Que cette indépendance illimitée de la pensée trouvât sa place à côté du pouvoir absolu, cela ne doit pas surprendre : le despotisme avait recours à ce moyen de se racheter, qui consiste à livrer l’autorité religieuse, et jamais il n’en trouva l’occasion plus