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ombrageux comme le sont toujours les derniers venus, affectaient bien quelquefois de se passer de Paris, et lui tournaient le dos ; mais ils avaient soin de parler si haut que rien n’était perdu pour nous. On pouvait se demander souvent si l’écrivain s’adressait à ceux qui étaient devant lui ou bien à ceux qui étaient derrière. Les plus grands, les plus populaires d’entre eux aimaient la France et ses grands hommes. Goethe, c’est-à-dire la meilleure, la plus éclatante représentation de l’esprit germain acquis à la civilisation moderne, Goethe lisait le Globe et dictait des notes sur les ouvrages de toute la jeune école française. C’est Goethe qui a fait ce beau portrait de cette Athènes de l’Europe, qui, en vérité, ne s’apprécie pas ce qu’elle vaut quand elle montre si peu de respect d’elle-même : « Imaginez-vous une ville où les meilleures têtes d’un grand empire sont toutes réunies dans un même espace, et par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s’instruisent et s’élèvent mutuellement, — où ce que tous les règnes de la nature, ce que l’art dans toutes les parties de la terre peuvent offrir de plus remarquable est accessible chaque jour à l’étude ; imaginez-vous cette ville universelle, où chaque pas sur un pont, sur une place, rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire ! Et encore imaginez-vous non le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du XIXe siècle, dans lequel, depuis trois âges d’hommes, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies[1]… » Ces lignes peuvent nous consoler de tant de pages où des compatriotes du grand homme amoindrissent notre passé avec autant de mauvais goût que d’injustice, pour mieux ravaler notre présent ; mais n’est-il pas vrai qu’elles retombent sur nous de tout le poids d’une immense responsabilité ?

Nous avons dit que tout concourait à maintenir la France dans cette haute situation morale ; la politique même y contribuait, les peuples avaient repris confiance en nous. Les uns dans les combats soutenus sous le drapeau de la réforme nous regardaient comme des alliés ; les autres, déçus par les promesses royales et corrigés, pour un temps du moins, de leurs illusions, revenaient à nous, non pas à la révolution, mais aux traditions philosophiques et libérales. Paris redevenait puissant parce qu’il était à la fois le coopérateur de l’œuvre commune et l’intermédiaire inévitable des efforts de tous. Le progrès de la presse y avait sa grande part. Il y a cent ans, cinq ou six salons suffisaient pour établir et répandre de proche en proche l’autorité de l’intelligence française. Aujourd’hui que nos

  1. Conversations avec Eckermann, traduites par E. Delerot.