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par M. Williams L. Yancey ; on y reconnaîtra des sophismes qui nous sont familiers. « On demande que l’ordonnance de sécession soit soumise au peuple, disait M. Yancey. Cette proposition repose sur l’idée qu’il y a une différence entre le peuple et ses délégués à la convention. C’est une erreur. Il y a une différence entre le peuple et les députés ordinaires, parce que certains pouvoirs sont réservés au peuple, et que l’assemblée législative ne peut pas les exercer ; mais la convention est omnipotente : il n’y a point de pouvoirs réservés. Le peuple est ici dans la personne de ses députés. Vie, liberté, propriété, tout est dans nos mains… Tous nos décrets sont suprêmes sans ratification, parce que ce sont les décrets du peuple agissant dans sa capacité souveraine[1]. »

Cette doctrine, qui a enfanté la guerre de la sécession, les publicistes américains la repoussent avec horreur. Pour eux, c’est un démenti donné à l’expérience et au bon sens ; le jurisconsulte Jameson ne craint pas de l’appeler une des plus impudentes hérésies de notre temps[2]. En effet c’est la négation de toutes les maximes, de toutes les pratiques constitutionnelles qui ont fait la grandeur et la prospérité des États-Unis. Là-bas, il est passé en axiome que le plus sûr moyen de perdre une république, c’est de confier le pouvoir législatif à une assemblée unique ; combien la ruine n’est-elle pas plus prompte et plus certaine, si l’on confie le pouvoir constituant à une seule chambre ? N’est-ce pas l’omnipotence d’une assemblée unique qui a toujours fait avorter en France les essais de liberté ? D’ailleurs sur quel principe appuyer cette étrange concession d’un pouvoir absolu ? Toutes les constitutions proclament que la souveraineté est inhérente à la société politique, et que par conséquent elle est indivisible et inaliénable. La déléguer sans condition à une poignée de législateurs, n’est-ce pas la diviser et l’aliéner ? Un peuple n’a pas plus le droit d’abdiquer sa souveraineté qu’un individu n’a le droit de vendre sa liberté. Quelle que soit l’ignorance ou la faiblesse d’une nation, ce transfert, cet abandon de la souveraineté est nul de soi ; rien ne peut légitimer l’usurpation de ceux qui ne sauraient être que les mandataires et les serviteurs du pays.

Tels sont les principes reçus aux États-Unis, et, selon moi, ce sont les vrais principes de la démocratie. Si nous ne les avons jamais suivis, c’est que l’école révolutionnaire a faussé toutes nos idées. La souveraineté du peuple n’a été chez nous qu’un cri de guerre exploité par quelques ambitieux : elle n’a jamais servi qu’à détruire ; quand nous voudrons en faire un rouage régulier, une force conservatrice, nous prendrons exemple des Américains.

  1. Jameson, p. 290.
  2. Jameson, p. 3.