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entre toutes les œuvres de la même espèce. En général, des mœurs, une histoire et un art propres à la Grèce les ont façonnées dans un moule à part, qui attire et repousse à la fois le goût moderne. L’appréciation en est donc toujours délicate ; ici, elle est particulièrement intéressante, d’abord parce que nous trouvons ces formes toutes grecques, maniées, à la veille de la décadence littéraire, par un des esprits les plus souples et les plus fins qui se soient produits à la tribune athénienne ; ensuite parce qu’elles s’animent d’une vie inusitée dans un moment de crise politique et sous l’influence de passions dont elles nous envoient encore le souffle fiévreux et inégal. Il y a donc lieu ici à une double étude littéraire et historique, suivie, puisqu’il s’agit d’une oraison funèbre, de quelques réflexions au point de vue religieux.


I.

On ne peut apprécier la valeur littéraire d’une oraison funèbre athénienne, si l’on ne commence par se rendre compte des conditions que les mœurs grecques avaient imposées au genre. Le premier point, et c’est par là que l’on compléterait les pages brillantes de M. Villemain sur ce sujet, c’est de se bien représenter que l’éloquence y tient la place de la poésie ; l’orateur est l’héritier et l’émule du poète. Aussi haut en effet que nous pouvons remonter dans l’histoire des lettres grecques, c’est-à-dire dès Homère, nous voyons la poésie figurer dans les funérailles solennelles. Personnifiée dans les muses elles-mêmes, elle a chanté près du tombeau d’Achille, comme près du cadavre d’Hector elle avait dit par des bouches humaines, avant les pathétiques improvisations d’Andromaque, d’Hécube et d’Hélène, la plainte sur la mort du héros troyen. Depuis Homère, qui lui-même n’avait fait sans doute que reproduire les mœurs contemporaines ou élever à la hauteur de l’épopée les naïves inspirations d’un âge antérieur, les poètes n’ont pas cessé de mêler leurs voix aux cérémonies funèbres. Quand la poésie lyrique se perfectionna, parmi les nombreuses formes entre lesquelles elle partagea ses savantes harmonies, nous retrouvons, employé dans une acception toute technique et consacré par le génie de Simonide et de Pindare, ce nom de thrène, déjà exclusivement appliqué par le vieux poète à la suprême lamentation.

C’était la famille, c’était la cité qui dans une cérémonie solennelle rendait hommage à un mort illustre, à un citoyen qui s’était dévoué pour sa patrie. « Le peuple tout entier s’unit pour regretter l’homme de cœur. » — « Jeunes et vieux, tous le pleurent, toute la cité est dans l’affliction, » voilà, chez les antiques poètes Calli-