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quoique cet excellent homme, craignant de nous être à charge, passe la plupart du temps dans la boutique de Lucas Cvanach ! » Luther rendit toute sorte de services à Adriani : il recommanda ses lettres à l’électeur, il fit acheter pour lui des livres hébreux, peut-être assista-t-il à ses noces, que sais-je encore ? mais un beau jour il apprit qu’Adriani disait et pensait tout le mal possible de lui. « Il est devenu mon ennemi, écrit-il à Spalatin. Il donne pour prétexte que j’enseigne que les bonnes œuvres n’ont aucune valeur, et que la foi seule en Christ procure le salut. Il m’a presque décrié en public. Il m’a insulté ; il m’a provoqué, lui, l’homme du monde le plus ignorant en théologie ! Il est maintenant tout à fait inutile ici ; il faut lui donner son congé sur l’heure. Il a été à Leipzig, sans doute pour pactiser avec Eck. »

On le voit, les questions purement dogmatiques n’étaient pas tout à fait étrangères à ces conflits perpétuels qui éclataient à Wittenberg entre Luther et les professeurs d’hébreu. Ces professeurs devaient être orthodoxes dans une certaine mesure. La théologie avait toujours le pas sur la philologie. Et quelle théologie ! la moins accessible assurément à un Juif converti ou à un petit professeur élémentaire de langues anciennes. Enfin Adriani demanda « la permission de se retirer. » — « Nous la lui avons donnée sur-le-champ, dit Luther ; nous voilà donc délivrés de cet homme ! Puisse Aurogallus être digne de lui succéder ! » Qu’était-ce qu’Aurogallus ? Nous savons qu’il était né en Bohême, dans la patrie de Jean Huss. Luther a loué souvent ce modeste savant, aux mœurs douces et ingénues, qui semble avoir uni à une solide connaissance de la langue hébraïque cette humilité de cœur, cette soumission de l’esprit que Luther exigeait impérieusement de tous ceux qui l’approchaient. « Pour le bien de notre république, écrit Mélanchthon à Spalatin, Adriani est parti ; Aurogallus suffira pour le remplacer. Nous connaissons celui-ci pour l’avoir beaucoup et longtemps pratiqué depuis deux ans qu’il est à Wittenberg. Nous savons tous par expérience quelles sont ses mœurs et ses connaissances en latin, en grec et en hébreu ; moi-même je l’ai vu souvent expliquer et traduire sans préparation quelques textes hébraïques. Voilà déjà tant de fois que des étrangers et des inconnus en imposent à notre prince, que nous devons préférer n’importe qui, dès que nous avons éprouvé sa science, à cette espèce de charlatans et de docteurs ambulans. »

Un mois après l’installation d’Aurogallus comme professeur d’hébreu à Wittenberg, Luther quittait Worms, et le 4 mai 1521 il était enlevé par des cavaliers et conduit à la Wartbourg.

C’est dans ce vieux donjon, posé comme un nid d’aigle au sommet d’un mont d’où l’on voit de très loin les plaines de Thuringe,