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regards avec son cœur, et que possédait alors, qu’entraînait dans d’autres voies le génie de la conquête et de la force.

De ce point de vue exclusif et de ce jugement par contraste, que d’opinions fausses, hasardées, devaient inévitablement sortir ! Ces singularités d’appréciation sautent aux yeux dès qu’on ouvre le livre. Quelqu’un qui prendrait à tâche de rassembler toutes ces louanges excessives, tournées en épigrammes contre la France militaire, et surtout les phrases célèbres qui éveillèrent les susceptibilités de la police impériale, composerait avec ces louanges la plus terrible satire contre l’Allemagne d’aujourd’hui. On croirait, quand on rencontre quelques-unes de ces appréciations, qu’il s’agit d’une Allemagne antédiluvienne, découverte par un Cuvier nouveau pour l’édification ou mieux pour la raillerie du temps présent. Citons au hasard. Voici comment Mme de Staël explique la faiblesse et l’impuissance politique de ce bon peuple allemand : « L’habitude de l’honnêteté, écrit-elle, le rend tout à fait incapable, quand il le voudrait, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immoralité, être armé tout à fait à la légère et ne pas porter en soi- même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin. » Et dans la patrie de ces hommes d’état, dignes ancêtres de ceux que nous avons vus à l’œuvre, elle ajoute intrépidement : « On peut le dire à la gloire de cette nation, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts. » Cette peinture, que j’abrège, se termine par ce trait inimitable : « les défauts de cette nation, comme ses qualités, la soumettent à l’honorable nécessité de la justice (1). »

Mais ce qui ravit l’auteur à l’égal de cette droiture inflexible des Allemands et de cette passion implacable pour la justice, c’est l’absence de tout esprit militaire, même en Prusse. Ceux qui ont cru l’y apercevoir se sont trompés. On a dit que la Prusse était une vaste caserne. Mme de Staël ne peut souffrir d’aussi injustes préjugés ; elle proclame hautement « que c’est sous ce rapport que la Prusse vaut le moins, et que ce qui doit intéresser à ce pays, ce sont les lumières, l’esprit de justice et les sentimens d’indépendance. » Toute cette Allemagne, sans exception, est peuplée de spéculatifs qui n’ont aucun regard pour les intérêts d’une politique terrestre. Dans un comptoir, sur un champ de bataille comme autour du tapis vert d’un congrès ou d’une conférence, ils ont la nostalgie du ciel. On assure « qu’ils s’occupent de la vérité pour elle- même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer, qu’ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et cherchent dans

(1) Première partie, des Mœurs et du Caractère des Allemands.