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commence contre la rhétorique cette campagne qu’il continue dans le Gorgias. Phèdre est épris de l’art de Lysias, qui n’était alors qu’un docile élève des rhéteurs siciliens. Socrate lui montre ce qu’il y a de vide et de faux dans cette éloquence sans idées, dans cette puérile recherche de l’effet, et il termine ainsi le dialogue : « Va dire tout cela à l’on jeune ami. — Mais, dit Phèdre, il ne faut pas non plus oublier le tien. — Qui donc ? — Le bel Isocrate. Que lui feras-tu dire, Socrate, et que prononcerons-nous sur son compte ? — Isocrate est bien jeune encore, je veux dire pourtant ce que j’augure de lui. — Et quoi donc ? — Il me semble qu’il y a dans son génie quelque chose de plus élevé que l’art de Lysias, et qu’il est d’ailleurs d’un tempérament plus généreux ; il ne faudra donc pas s’étonner, quand il avancera en âge, si d’abord, dans le genre où il s’exerce aujourd’hui, tous les maîtres ne paraissent auprès de lui que des enfans, et si même, ne se contentant plus de ces succès, il se sent porté vers de plus grandes choses par un instinct plus divin, car en vérité, mon cher Phèdre, il y a de la philosophie en lui. Voilà ce que nous pouvons aller dire, de la part des dieux que nous avons consultés, moi à mon Isocrate et toi à ton Lysias. »

Dans quelle mesure nous devons souscrire à cet éloge et ce qu’il y a peut-être à en rabattre, c’est une question que nous ne pourrons examiner qu’au terme même de cette étude, quand nous aurons parcouru et apprécié l’œuvre d’Isocrate. Contentons-nous pour le moment de noter l’impression qu’avait produite le jeune Isocrate sur le maître lui-même et sur ceux qui l’entouraient, les espérances que leur avaient suggérées son aimable et honnête figure, sa passion pour le bien, la candeur de son âme et la sincérité de ses convictions. L’occasion se présenta bientôt pour Isocrate de prouver qu’il n’y avait rien de feint dans l’attachement qu’il témoignait à son maître. En 399, Socrate fut condamné à mort. Après qu’il eut succombé, presque tous ses disciples se cachèrent ou s’enfuirent. Isocrate, racontait-on, parut sur la place publique d’Athènes en habits de deuil ; on ne pouvait affirmer plus haut ses sympathies et ses regrets.

On a douté de cette anecdote, et par malheur il ne faut employer qu’avec une extrême réserve les renseignemens fournis par le biographe auquel nous la devons ; elle est pourtant confirmée d’une manière indirecte par le passage du Phèdre que nous venons de citer. Il y a quelque chose qui me paraît très digne d’attention dans l’hommage que rend ici à Isocrate celui que ce dialogue posait tout d’abord comme le plus brillant élève du maître et son légitime héritier. On sent dans toute cette page une effusion, une chaleur, que ne suffit point à expliquer la suite de la vie et des