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jusqu’après la catastrophe de Sicile, Chios avait été l’alliée la plus fidèle d’Athènes, et, quand elle s’était détachée de sa cause, ce n’avait été que comme à contre-cœur, sous la pression d’une minorité aristocratique soutenue par les escadres péloponésiennes. Jusqu’alors, pour témoigner de l’étroite union qui régnait entre les deux cités, le héraut, dans les sacrifices publics à Athènes, prononçait le nom des Chiotes après celui des Athéniens, et priait en même temps pour les deux peuples. Divers indices témoignent du goût que les Chiotes avaient pour les choses de l’esprit et de la part distinguée qu’ils prirent, du temps de Périclès, à l’effort et à l’œuvre immortelle du génie athénien. Ion de Chios, un des premiers citoyens de l’île, dont il écrivit l’histoire, passa une partie de sa vie à Athènes ; ses tragédies parurent avec honneur sur la scène attique à côté de celles de Sophocle. Les Chiotes ont encore aujourd’hui, dans tout l’Orient, la réputation d’être en affaires les plus fins et les plus retors de tous les Hellènes ; cette finesse et cette subtilité qu’ils appliquent aujourd’hui surtout au négoce leur avaient fait, dans l’antiquité, prendre grand plaisir à la sophistique, que plusieurs d’entre eux étaient allés enseigner jusque dans la Grande-Grèce. Isocrate, déjà précédé d’une notoriété acquise à Athènes, devait donc trouver à Chios un terrain bien préparé et un accueil favorable.

Il ouvrit, dit-on, son école avec neuf élèves ; mais le nombre s’en augmenta bientôt, et du continent, des îles voisines, on accourut suivre ses leçons. De tous ses auditeurs de Chios, le plus célèbre fut un citoyen de cette ville, Théopompe, qui se fit plus tard une grande réputation comme historien. Suivant son crédule biographe, l’influence qu’Isocrate acquit dans la cité aurait été telle qu’il en aurait changé la constitution et les lois. Rien n’est moins vraisemblable ; nous savons tout ce qui manquait à Isocrate pour prendre une part active à la politique, et ce n’est point dans une ville étrangère qu’il aurait tenté une pareille intervention. Non-seulement nous ne trouvons pas trace, dans l’histoire de Chios, de cette prétendue réforme accomplie par les soins d’Isocrate, mais nulle part il n’y est fait la moindre allusion par l’orateur, pas même dans le discours sur l’Echange, où, arrivé au terme de sa carrière, il résume avec complaisance tous les titres qu’il croit avoir à la reconnaissance de ses concitoyens et de tous les Grecs. On prétend aussi qu’après avoir commencé à enseigner son art à quiconque lui payait le salaire convenu, il se serait écrié avec douleur : « Je ne m’appartiens plus, je me suis vendu pour de l’argent ! » Sans doute c’était un principe admis par Socrate et par ses plus fidèles disciples qu’il était indigne d’un philosophe de vendre la sagesse, d’en faire, comme les sophistes, métier et marchandise ; c’eût été là aux yeux