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profit : « l’Autriche étonnera le monde par son ingratitude… » C’est qu’en effet là où les intérêts de deux nations sont essentiellement opposés il n’y a point de place pour la reconnaissance. On affirme que l’empereur Nicolas dit un jour au poète polonais Tzewuski : « Vous ne savez pas quels sont les deux princes les plus bêtes ? Eh bien ! c’est Sobieski et moi, car tous les deux nous avons sauvé Vienne. » Que le mot soit authentique ou non, il peint la situation. L’opposition de l’intérêt russe et de l’intérêt autrichien en Orient est absolue, et, si le tsar est intervenu en Hongrie en 1848, c’est parce qu’en écrasant les Magyars il se posait en protecteur des Slaves.

Le même danger menace l’Autriche et la Turquie : le réveil des populations slaves. Ces populations, quand elles auront acquis avec plus de lumières et de richesse la conscience de leur force et de leur unité nationale, voudront constituer un état indépendant. Or cela n’est possible qu’en effaçant les frontières actuelles et en démembrant l’Autriche et la Turquie. La Russie appuie ce mouvement d’émancipation slave, l’Autriche s’y oppose ; de là une hostilité irréconciliable. — La Hongrie, pour échapper au péril d’être noyée dans l’océan panslave, devrait se mettre elle-même à la tête du mouvement et devenir le noyau de la future confédération ; mais la Russie, de même sang que les Slaves turcs et autrichiens, aspire à les réunir sous sa protection. Entre ces deux ambitions, il n’y a point de transaction possible ; c’est un duel d’influences en attendant le duel à main armée. D’après le général Fadéef, tant que l’Autriche existera, jamais la Russie ne pourra donner à la question d’Orient la solution qu’elle juge seule conforme à sa politique séculaire, et aux intérêts des populations chrétiennes soumises aux Turcs.

Seules les puissances maritimes de l’Occident ne pourraient plus sauver la Turquie contre une attaque de la Russie vigoureusement menée. Avec son réseau de chemins de fer, la Russie peut, en trois semaines, réunir 500,000 hommes sur le Danube, et, masquant les places fortes, s’avancer sur Constantinople avant que la France et l’Angleterre réunies puissent y amener 50,000 hommes. En 1854, il a fallu bien des mois pour réunir 60,000 hommes à Varna presque sans cavalerie et sans artillerie de campagne. L’Angleterre est aujourd’hui aussi incapable de défendre la Turquie contre la Russie qu’elle le serait de protéger le Canada contre les États-Unis. Une armée de débarquement pouvait être une force sérieuse quand on se battait avec des armées de 100,000 hommes au plus ; maintenant qu’on met en campagne un million d’hommes au moins, une attaque par mer à grande distance est presque impossible. Ç’a été