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qu’ils reprennent le chemin de l’Allemagne, et qu’ils laissent la terre à ceux qui la cultivent et à qui ils l’ont jadis volée.

Les propriétaires avaient beau répondre que déjà, dans la diète provinciale de 1818, ils avaient affranchi tous les serfs sans indemnité aucune, tandis qu’ailleurs l’état et les serfs eux-mêmes avaient dû racheter les droits seigneuriaux, et que depuis lors la terre passe peu à peu aux mains des cultivateurs. Lorsque, comme en Ruthénie, en Galicie et en Irlande, le propriétaire est de race étrangère, il est facile de faire naître contre lui une opposition où viennent se confondre les sentimens les plus violens des classes inférieures : la haine du pauvre contre le riche, la passion du paysan pour la terre qu’il cultive, l’espoir d’en rester maître par quelque mesure d’expropriation, le sentiment national, l’hostilité contre des maîtres qui parlent une langue étrangère. Le plan des russophiles, que le gouvernement parait vouloir mettre à exécution, serait donc de faire naître ici une agitation agraire et d’en profiter pour faire passer peu à peu la terre de la main des Allemands dans celles des paysans lettes et esthoniens, qui ne présenteraient pas une sérieuse résistance à la russification. Pour les convertir du protestantisme à l’orthodoxie, il y a divers procédés. Parfois on essaie de les gagner par l’intérêt en leur promettant que le tsar leur avancera de l’argent pour racheter leurs champs aux étrangers. D’autres fois on les prend par la curiosité. Un pope arrive, les rassemble, leur adresse un sermon, officie en leur présence, et puis les déclare convertis. Comme il est interdit en Russie sous les peines les plus sévères d’abandonner la foi orthodoxe, ceux qui veulent continuer à pratiquer le luthéranisme sont persécutés avec la dernière rigueur, et de temps à autre l’Occident apprend avec stupeur les épisodes les plus lamentables. Le travail de russification, très habilement conçu, et déjà très avancé dans la Ruthénie, a fait aussi certains progrès dans les provinces baltiques ; seulement le parti panslave exalté trouve qu’on n’y apporte pas assez d’énergie et de suite, ce qui est vrai, le gouvernement reculant sans doute devant l’odieux des mesures qu’il faudrait employer pour arriver plus vite au but désiré.

Ainsi russifier par les moyens les plus expéditifs tous les habitans de l’empire, afin de n’avoir plus à craindre de résistances à l’intérieur, grouper tous les Slaves d’Occident sous le sceptre du tsar, occuper l’Asie et faire trembler l’Europe, tel est le programme des patriotes russes. Si le gouvernement russe est habile, disent-ils, il assurera aux Slaves la prépondérance à laquelle la Providence les a appelés en leur livrant un territoire deux fois aussi vaste que l’Europe ; mais, s’il laisse échapper l’occasion, la Russie sera rejetée au-delà du Dnieper, et les conquêtes de trois siècles seront perdues.

Ces ambitieuses visées, hautement et journellement développées