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de telle ou telle façon, et qu’elle ne nous ait pas assouplis à ses habitudes, donné son langage et ses mœurs. Il y a dans les mémoires de Chateaubriand un détail insignifiant en apparence, mais qui arrête l’imagination par sa singularité excentrique, et qui fait bientôt réfléchir. « Je me rendis à la convention, dit-il, et j’y vis M. Marat ; sur ses lèvres flottait ce sourire banal que l’ancien régime avait mis sur les lèvres de tout le monde. » A combien de choses plus importantes que le sourire de M. Marat ne pourrait-on pas appliquer la phrase de Chateaubriand ! Qui n’a entendu parler, s’il n’en a pu juger par lui-même, de la courtoisie de manières et de la politesse accomplie des hommes de la révolution ? Si Marat avait pris son sourire à l’ancien régime, où donc Barrère avait-il pris son art des mielleuses perfidies, Robespierre sa froide impassibilité et sa domination sur lui-même, Saint-Just sa tenue stricte et sans naïf abandon ? Tous montrèrent devant la mort une tranquillité qui fait encore aujourd’hui notre surprise ; où donc tant d’hommes, sortis de rangs si divers, avaient-ils appris cet art de la mort sans phrase, pour employer le mot attribué à Sieyès, si ce n’est dans les leçons acquises par fréquentation de tous les jours d’une société où dominait cet aristocratique dédain de la mort si contraire aux instincts de la nature ? Et d’où vinrent, je vous prie, cette énergie d’action et cet honneur militaire qui sont la véritable gloire de cette époque, sinon des habitudes imprimées à l’homme par la longue éducation monarchique ? Que sont ces vertus, sinon le tout à fait dernier éclat de la civilisation chevaleresque ? Un philosophe américain rapporte que les habitans des îles Sandwich croient que la force d’un ennemi mort passe dans son vainqueur. L’histoire de la révolution a réalisé à la lettre cette remarquable superstition. Ce fut l’âme de l’ancien régime qui sauva et défendit la révolution qui le tuait ; c’est par cette âme qu’elle vainquit, c’est par cette âme qu’elle s’est maintenue jusqu’à une époque très rapprochée, dont tous ceux d’entre nous qui sont arrivés seulement au milieu de la vie pourraient donner la date exacte. D’où sortaient donc tous ces hommes, sinon des institutions du passé, et où avaient été élevés ceux qui n’en sortaient pas directement, sinon à leur ombre et sous leur férule ? En bien, en mal, les hommes de la révolution ne savaient pas autre chose que ce que leur avait appris l’ancien régime, et malheureusement nous le voyons trop aujourd’hui. Aussi peut-on dire que la révolution n’est que l’image exagérée de ce passé qu’elle répudia si absolument. Un publiciste que l’on peut presque nommer un homme de génie, Alexis de Tocqueville, a prouvé de la façon la plus serrée et la plus concluante que cette unité administrative dont on fait gloire à la révolution avait été beaucoup moins une création qu’une continuation violente des erremens