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toute autre question ; » dans cette formule si simple, si peu contestable, est implicitement renfermée la destruction de l’idée de patrie. De toutes les choses de ce monde, la plus cosmopolite par nature, c’est l’intérêt matériel. Comme l’activité est leur essence, les intérêts sont sans cesse mouvans, et n’ont rien de cette fixité qui est propre à la patrie. Ils ont des résidences, des campemens nommés comptoirs ; ils n’ont pas de demeure. Pour qu’ils aient leur libre expansion, il faut qu’ils ne rencontrent aucun obstacle ; or la patrie n’est composée que de barrières. Qui dit intérêt dit rapide circulation, qui dit patrie dit étroit resserrement. Les intérêts n’ont point d’âme ; ils ne connaissent pas leurs propres cliens, qui se succèdent en nombre plus rapide que les passans dans une rue populeuse, et ces cliens sont non pas des hommes, mais des chiffres, des raisons sociales, des valeurs momentanées. Ils sont donc isolés au milieu de la plus bruyante affluence ; aussi peut-on dire qu’il n’y a rien en ce monde qui dépasse la liberté des intérêts et qui soit plus profondément démocratique. Une égalité extraordinaire règne dans leur empire ; ils font des vainqueurs, non des maîtres, — des victimes, non des sujets et des esclaves. Comme ils reposent sur la régularité et la sûreté, ils n’ont d’amis et d’ennemis que ceux qui satisfont ou manquent à ces lois ; un compatriote insolvable est pour eux l’ennemi véritable, puisqu’il les ruine ; un étranger solvable est pour eux l’ami, puisqu’il les sauve. Un commerçant de Bordeaux ou de Marseille fait toutes ses affaires à Barcelone ou à Londres ; la France peut bien être la patrie de cet homme, mais certainement celle de ses intérêts est en Espagne ou en Angleterre, ou, pour mieux dire, il a deux patries, la France où il fabrique et achète ses produits, l’Espagne ou l’Angleterre, où il les vend. Or de ces deux patries quelle est la véritable ? La France, répondez-vous résolument. Oui certes, si l’idée de patrie prime toutes les autres ; mars la chose est au moins douteuse, si la primauté appartient à l’intérêt économique, et nous disons que telle est la loi de ce temps-ci. Cette situation étant donnée, je suppose un désastre national, par exemple une guerre longtemps incertaine se terminant par une paix malheureuse ou même par une défaite complète, mais qui rende aux intérêts leur liberté d’action : notre négociant aura beau être le plus honnête homme du monde, je soutiens qu’il se trouvera, bon gré mal gré, dans l’embarras de Gargantua à la naissance de son fils Pantagruel, — que tantôt son cœur saignera parce que sa patrie aura été écrasée, et que tantôt il se réjouira parce que celle de ses intérêts aura été délivrée. Cette fameuse hausse des fonds publics après Waterloo, qu’il a été de mode pendant si longtemps de citer comme un scandale, n’a point d’autre cause. Ce n’étaient pas les intéressés qui se réjouissaient, c’étaient les intérêts qui, se sentant